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Du présidentialisme en général et de la présidence inamovible en particulier en Algérie

par Ammar Koroghli *

« Il n'est point d'homme dont la vie soit assez longue pour suffire à la réforme d'un gouvernement longtemps mal organisé » (Machiavel)

Le régime présidentiel, tel que systématisé à partir du modèle américain et affirmé à la faveur de la crise économique de 1929-1930, puis de la seconde guerre mondiale et de la «guerre froide» qui l'a suivie, semble correspondre à un certain équilibre des pouvoirs. En ce sens, il se distingue du présidentialisme, déviation du régime présidentiel, où il existe un déséquilibre institutionnel établi au profit du seul président de la République.

Sorte de «dégénérescence» du régime présidentiel, le présidentialisme se retrouve dans la plupart des pays dits du tiers-monde ou « en voie de développement ». Différent d'un continent à un autre, selon divers facteurs tenant à l'idéologie, les mentalités des gouvernants, la structure des partis et les mécanismes du pouvoir, il est caractérisé par l'altération de la fonction présidentielle dont la prépondérance consacrée par les Constitutions débouche souvent sur l'autoritarisme (sinon sur la dictature) d'un homme ou d'un groupe qui représente les intérêts d'une couche sociale, voire d'un clan. Le présidentialisme constitue ainsi une nouvelle donne politique que le constitutionnalisme classique ne peut appréhender du fait de l'occultation des réalités socio-économiques dans ses analyses.

L'Algérie post-indépendance a inauguré un régime qualifié par ses promoteurs de « monocratisme partisan ». Considérée comme la manifestation juridique d'une idéologie spécifique, la Constitution algérienne de 1963 (tout comme celles de 1976, et, plus tard, celles de 1989 et de 1995, voire de 2008), en conférant des pouvoirs très étendus au président de la République (dont la responsabilité à l'égard de l'Assemblée nationale est fictive) confirme la tendance à la personnalisation du pouvoir. Le rôle du Parti (unique depuis l'indépendance et, dominant après octobre 1988) s'est révélé des plus relatifs comparativement à celui de l'Armée. Dans ce contexte, pour prévenir des risques de l'autoritarisme et de l'arbitraire dans ces contrées dont l'Algérie, le parlementarisme a constitué l'un des moyens dont le but était de tempérer les abus d'un exécutif de plus en plus envahissant. Ce régime mixte, soucieux d'une certaine légalité constitutionnelle, peut-il être caractérisé comme un « présidentialisme parlementaire » ? Il semble que non dès lors que la primauté de l'institution présidentielle demeure la donne constante qui a abouti à un régime de concentration du pouvoir. En effet, toutes les institutions constitutionnelles prévues ou existantes sont dominées, de facto comme de jure, par le président qui dispose d'une suprématie mise à l'abri de toutes épreuves, d'autant que celui-ci est souvent le véritable chef du gouvernement, le chef suprême des armées et de l'Administration (voire du parti unique ou parti dominant).

Du présidentialisme algérien

La pratique politique et constitutionnelle, entamée depuis le coup d'Etat du 19 juin 1965 jusqu'à la promulgation de la Constitution de 1976, montre qu'en Algérie le pouvoir réel a été l'apanage de la direction de l'armée représentée par le Conseil de la révolution qui a été, en apparence, une sorte de chef d'Etat collégial. Dominant les autres institutions -au demeurant laissées en friche-, ce conseil a été le maître d'œuvre des décisions politiques et économiques les plus importantes et des orientations d'envergure, sous l'impulsion de feu Houari Boumediene. Cette démarche politique qualifiée de pragmatique et de « voie spécifique » s'est soldée par la constitutionnalisation de la suprématie du Conseil de la révolution qui a été le dépositaire d'un pouvoir quasi absolu. Dans la Loi fondamentale de 1976, le constituant algérien a délibérément aménagé de larges prérogatives au président de la République.

En période normale, il dispose de la fonction exécutive et de l'initiative en matière législative (ordonnances). Et cas de crise, il est investi de pouvoirs exorbitants et bénéficie d'une autorité sans contrepoids effectif (pas de réels contre-pouvoirs). Il est le chef des forces armées ; à la tête de l'Etat, il n'existe pas de contrôle de son action politique (il est irresponsable politiquement). Le contrôle à son égard se révèle une pure hypothèse d'école. Cette observation vaut également pour les chefs d'Etat algériens successifs au regard de leurs attributions constitutionnelles, sauf à indiquer que ces derniers (à la suite du décès de Boumediene) n'étaient plus seuls maîtres du jeu politique ; ils ont été élus par leurs pairs avant de se voir symboliquement chargés de la destinée du pays par le corps électoral en mal d'élections « propres et honnêtes ». Après la destitution du président Ben Bella, le pouvoir personnel fut reconduit.

Ainsi, l'analyse du système politique algérien -tant dans sa pratique que par référence aux différentes Lois fondamentales- montre qu'il relève bien du présidentialisme. En effet, le coup de force de 1965 ayant permis l'accession au pouvoir d'un chef d'Etat militaire qui a cherché, après onze années d'exercice, à se légitimer par son institutionnalisation en ayant recours aux techniques de la matière constitutionnelle. Présentée comme un instrument de développement économique par le Conseil de la révolution, l'armée s'est révélée in fine une structure gouvernante car présente dans l'ensemble des institutions ayant contribué à la prise des grandes décisions intéressant la vie politique du pays. Feu Chadli Bendjedid fut désigné par la direction de celle-ci et désavoué également par elle après la pratique politique dite du « changement dans la continuité », la sauvegarde de ce régime après l'implosion d'octobre 1988 et le désaccord quant à l'arrêt du processus électoral des législatives de 1991. Et la confusion des pouvoirs fut reconduite.

Aussi, la participation des citoyens au pouvoir fût-elle des plus réduites dans la mesure même où les assemblées locales et l'Assemblée nationale furent liées au régime en place depuis 1965. Mais, pouvait-il en être autrement dès lors qu'on a pu observer la concentration des pouvoirs au seul bénéfice du président de la République, ministre de la Défense nationale et chef du Parti ? Faut-il rappeler, pour mémoire, la résolution organique ayant renforcé les pouvoirs du président Bendjedid qui fut chargé de la réorganisation des instances dirigeantes du parti, d'autant qu'en vertu du fameux article 120 des statuts dudit parti, il s'arrogea le monopole de la vie politique ? Le régime algérien, qui a eu à synchroniser l'élection du président avec celle des membres du Parlement, a dû accepter que ce dernier puisse jouer un rôle dans le renouvellement des élites politiques à travers un échange des emplois publics entre députés et ministres.

Le présidentialisme algérien, après avoir été d'essence militaire, choisit de se « civiliser » par la mise en place d'un bureau politique du FLN aux lieu et place du Conseil de la révolution, chargé en principe de la direction des affaires du pays. Certes, la succession à la présidence a été assurée par un congrès du FLN, mais la confusion des pouvoirs n'a pas cessé pour autant. Dans son message sur l'état de la nation, en 1983, Chadli Bendjedid pouvait déclarer à loisir : « ma volonté est que le parti du Front de Libération Nationale soit un parti puissant, capable d'assumer la plénitude de son rôle dans tous les domaines de la vie nationale ». Avec le recul du temps, il appert que cette profession de foi n'a pas résisté aux coups de boutoir des faits, notamment depuis octobre 1988 d'autant que les Constitutions de 1989, de 1995 et de 2008 n'ont pas modifié, da façon notable, les données de la problématique du présidentialisme algérien.

De la présidence inamovible

Après avoir assumé les fonctions de chef de l'Etat de janvier 1994 à avril 1999, Liamine Zeroual a, lors du conseil des ministres du 16 septembre 1998, indiqué : «Ma décision d'organiser avant terme une élection présidentielle exprime, en définitive, mon profond souhait de voir les vertus de la démocratie et de l'alternance au pouvoir définitivement ancrées dans notre culture politique et dans la conscience nationale...» («El Watan» du 17/09/1998). En ce sens, feu M'Hammed Yazid, figure du nationalisme algérien et ancien ministre du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) se définissant comme «démocrate, républicain et moderniste» pour qui il faut «éliminer» du marché politique les gens de sa génération, a eu ces mots : «Le discours du président Zeroual est au fond une abdication de chef d'Etat en faveur du collège électoral algérien et d'une déclaration d'impuissance, de renonciation à la magistrature suprême...» («Le Matin» du 23/11/98).

En tout état de cause, après avoir battu campagne, plusieurs candidats (dont Ahmed Taleb Ibrahimi, Mouloud Hamrouche, Mokdad Sifi?) ont pu exprimer leurs craintes sur l'élection présidentielle d'avril 1999. Ils ont préféré retirer leurs candidatures collectivement. A titre illustratif, pour feu Aït Ahmed, dans une intervention du 7 décembre 1998 à Paris, a pu relever que : «Cette élection ne pouvait -ne peut- rien régler pour une simple raison : dans notre pays, le pouvoir réel n'a jamais résidé dans les institutions. Ce pouvoir réel, c'est-à-dire l'armée et la police politique ont toujours utilisé ces institutions comme courroie de transmission et paravent : c'était le cas du parti unique. Ou comme faire-valoir et façade démocratique : c'est le cas du Parlement «pluraliste» mis en avant pour prouver la soi-disant démocratisation du pays» («El Watan» du 17/12/98). Par le biais d' «El Djeïch» (février 1999), l'Armée a pu ainsi répliquer : «A la veille d'échéances qui engagent l'avenir du pays, l'institution militaire tient à lever les confusions entretenues par les uns et les autres, en rappelant, encore une fois, que l'Armée nationale populaire est irréversiblement républicaine et qu'à ce titre elle ne s'implique dans toute opération électorale que pour contribuer à créer les conditions à même d'assurer la sécurité de son déroulement et de permettre à notre peuple d'exprimer librement son choix, sans pression ni contrainte» («El Watan» du 22/2/99).

Aux yeux de beaucoup d'observateurs, il était évident que le pouvoir avait choisi son candidat, l'élection présidentielle devenant ainsi sinon obsolète, du moins inutile. Ainsi, Youssef El Khatib, qui a fait partie du staff de Zeroual, reste convaincu que : «Bouteflika, comme d'autres, n'ont fait qu'exploiter le prestige de l'Algérie durant cette période où l'audience de notre pays était au zénith... Mais le plus grave, c'est qu'il a observé un silence total depuis le début des événements qui endeuillent le peuple. Il a préféré offrir ses services à une monarchie du Golfe» («El Watan» du 15-16/01/99). Elu, le président Bouteflika a d'abord fait voter une loi sur la «concorde civile» aux fins annoncées de rétablir la paix, aidé en cela par une équipe «formée de financiers et d'économistes au fait des phénomènes qui gouvernent le monde actuel, cette troïka est composée de Ben Bitour, Abdelatif Benachenhou et Hamid Temmar (El Watan» du 26/12/99). Courant février 2000, Il a procédé ensuite à un remaniement au niveau de la direction de l'Armée, notamment au niveau des Régions militaires, de la Gendarmerie nationale, de l'Armée de terre et des Forces navales...

Et, bien que l'espace de communication (médias audio-visuels particulièrement) soit assez verrouillé, des critiques ont été formulées à l'endroit de la politique menée par le nouveau chef de l'Etat ; ainsi, pour M. Rachid Ben Yelles, Général à la retraite : «C'est même un échec personnel pour l'homme qui a fait de «la démarche pour la paix» son axe d'effort principal... A l'entendre, les massacres, les attentats à l'explosif, les embuscades tendues aux forces de l'ordre ne seraient que vue de l'esprit ou propagande malveillante» («El Watan» du 15/02/2000). Pour Sid Ahmed Ghozali, ancien premier ministre sous Chadli Bendjedid et Boudiaf : «En vérité, nous ne voyons rien d'autre que la consolidation des pratiques passées, qui se caractérisent par la contradiction permanente entre le discours et l'acte...La substance dominante dans notre vie politique n'est, côté action, que vide sidéral et, côté verbe, qu'un flot torrentiel de logorrhée (NDLR propos creux, verbiages)... (« El Watan» du 03-04/03/2000).

Quoi qu'il en soit, cette situation s'apparente, par son caractère récidivant à du présidentialisme où le président de la République croit avoir vie et mort sur la nation dont il dit qu'elle l'a porté au pouvoir en qualité de candidat indépendant. Dans cette perspective, une question se fait jour : l'élection présidentielle d'avril 99 a-t-elle finalement eu raison du présidentialisme algérien ? Loin s'en faut, si ce n'est que la pratique politique et constitutionnelle a enraciné ce que l'on pourrait désigner une présidence inamovible, compte tenu des mandats successifs après l'amendement de la Loi fondamentale relativement à la principale disposition quant à l'exercice de deux mandats successifs considérée comme standard international. Dans cette perspective, s'interroger sur le système politique de l'Algérie (qui consacre, dans sa pratique, la présidence inamovible) se révèle, sans aucun doute, plus fécond que de polariser sa réflexion -au demeurant légitime- sur les prérogatives du président de la République. Il paraît ainsi évident qu'il existe en Algérie un déficit chronique en matière d'équilibre des pouvoirs dans la mesure où on est en présence d'un présidentialisme, sorte de technologie constitutionnelle artisanale de pays encore rivés au sous-développement politique par la grâce d'une gérontocratie qui n'a de grand qu'une rhétorique démesurée et une attitude arrogante dont le populisme est le moindre mal.

Au fil des mandats présidentiels, il résulte que la caractéristique essentielle du système politique algérien repose sur un déséquilibre institutionnel établi au profit du président de la République, sans contrepoids réel, à savoir : un Parlement qui reflète un pluralisme politique authentique, une Magistrature indépendante, une Presse libre et une Société civile structurée. Il y a là une déviation et une dégénérescence du régime présidentiel. Aussi, pour prévenir des risques de l'autoritarisme et de l'arbitraire, les éléments sus évoqués constituent le meilleur rempart afin de tempérer les abus d'un Exécutif envahissant. En ce sens, toutes les Constitutions algériennes consacrent le président de la République comme chef réel du Gouvernement, chef suprême des Armées et de l'Administration. La pratique politique depuis octobre 88 n'a pas modifié cette donnée puisque cette situation a perduré du fait de l'aménagement du monopartisme en système de parti dominant, tempéré par une coalition au pouvoir espérant s'intituler majorité présidentielle.

Le syndrome du présidentialisme existe bel et bien tant la pratique politique y démontre que la participation des citoyens au pouvoir est des plus réduites, eu égard à la concentration excessive des prérogatives au niveau du pouvoir central; ce qui n'est d'aucune façon un gage pour un retour de cet « Etat fort » (au profit de qui ?) prometteur d'un autre « âge d'or » (à quelle période ?) et de « stabilité » comme supputé par le discours officiel du pouvoir (alors que le principe consacré devrait être plutôt la continuité de l'Etat). Ce même pouvoir qui, même disposant de quelques mille milliards de dollars et près de vingt ans de longévité n'a pas su assurer de façon durable la sécurité alimentaire au pays et a perpétué le mal-développement engendré par la « voie spécifique ». Et politiquement, la confusion des pouvoirs continue d'avoir la part belle, l'alternance au pouvoir se révélant un luxe. Quant à une possible alternative...

In fine, les Constitutions de 1989, 1995 et 2008 n'ont pas modifié, de façon notable, les données de la problématique du présidentialisme algérien favorisant ainsi la tentation de la présidence inamovible. L'Algérie ayant déjà payé un lourd tribut à la démocratie, il reste à espérer que tant de vies humaines et de destructions massives de nos potentialités économiques n'aient été sacrifiées pour rien au vu de la démocratie résiduelle actuelle car peu de résultats tangibles ont été enregistrés. Cette situation est d'autant plus évidente que l'opposition parlementaire a montré qu'elle n'est pas suffisamment structurée pour servir de contrepoids politique pour rendre crédible, effective et irréversible l'alternance au pouvoir comme élément substantiel de la pratique du pouvoir (les partis politiques étant presque réduits à faire de la figuration et servir d'alibi à la démocratie résiduelle). La législature encore en cours nous offre le spectacle édifiant de l'absence de cette alternance. Et la technocratie -au service d'une structure gouvernante qui se sert de l'Armée- ne peut procurer de résultats sérieux. Du personnel administratif (de hauts fonctionnaires délégués à des fonctions politiques) ne peut au mieux que gérer des décisions prises en dehors des sphères classiques du pouvoir.

Au total, force est de constater que le système politique algérien a plus que jamais besoin d'une vigoureuse série de réformes ; ce qui ne semble toujours pas à l'ordre du jour, la succession en 2019 demeurant sa priorité. La présidence inamovible demeure le principe afin de reconduction du même système ad vitam aeternam.

* Docteur en droit. Avocat au barreau de Paris - Auteur algérien