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La feuille du destin

par Moncef Wafi

L'année 2018 nous a quittés avec ses bons        souvenirs et ses mauvais trips. Elle s'en est allée comme toutes ses sœurs, nous laissant désarmés face à l'avenir. Pour certains, elle a été bénéfique, pour d'autres, à vite enterrer, et pour la masse, quelconque. Elle s'est effeuillée, dispersant ses jours et mois sur la route de l'incertain, jetant un coup d'œil furtif et indifférent sur les bas-côtés de la vie. Des hommes et des femmes, des vieux et des plus jeunes, ralentis par la charge. Debout, ils regardent passer le temps, le pouce levé en direction de la prochaine borne kilométrique. D'autres sont courbés dans une posture d'humilité forcée, le regard accrochant désespérément l'horizon. D'autres, encore, sont allongés le long de cette artère ne menant plus qu'à nulle part. Les yeux clos, le souffle court, ils attendent que le cortège passe, le camion-balai derrière. La vie les a rattrapés, leur faisant un croc-en-jambe pour l'éternité. Le terminus pour ceux qui ont pris l'autobus est atteint et tout le monde descend. L'arrêt de 2019 est désert, silencieux. Au bout du quai, un kiosque où une chaîne humaine se forme, chacun un ticket numéroté à la main. Personne ne parle et les regards se perdent, refusant d'accrocher un visage familier qui risque de rester sur le bas-côté de la nouvelle route. Les sourires sont en berne et l'espoir porte des œillères. Le préposé au guichet est un homme sans visage, une femme sans formes, un enfant qui ne rit pas. A chaque ticket, il vérifie le numéro, ouvre un tiroir et sort une feuille qu'il tend au client. Celui-ci la dévore, écarquillant les yeux pour ne pas se tromper d'adresse. Cette feuille, c'est l'histoire de sa vie pour 2019.

Certains sortent de la gare en jubilant, courant sans raison, pleurant de joie. Ils cherchent les amis et les frères pour partager le soulagement. D'autres sont frappés de stupeur, s'immobilisant dans une posture ridicule, regrettant presque de ne pas être descendus en cours de route. Ils lisent et relisent la feuille trois, quatre fois comme si cela pouvait changer quelque chose au destin. A la fin, pressés par la foule des nouveaux arrivants, ils sortent en traînant les pieds. Le regard sombre, ils finissent par la déchirer cette feuille et la jeter aux quatre vents. Ils cherchent leurs frères du désespoir pour se rassurer un peu car le malheur n'est malheur que lorsqu'on le porte seul. La masse, feuille à la main, se disperse comme elle est arrivée, l'esprit ailleurs prêt déjà à livrer et à perdre des combats inutiles. La gare se vide peu à peu et un autre train, au loin, s'apprête à démarrer.