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Erdogan entraîne la Turquie vers un nouveau crash

par Abed Charef

Du «modèle démocratique turc», proche de celui de l'Europe, il reste peu de chose. Erdogan est passé par là.

Recep Tayyip Erdogan s'apprête à entraîner la Turquie vers un second crash. Après onze années au poste de Premier ministre et trois années à la présidence de la République, il est sur le point de transformer la Turquie en un quelconque pays du tiers-monde, alors qu'il avait la possibilité d'en faire un pays moderne, susceptible d'entraîner toute une région dans son sillage.

Pourtant, l'homme avait de sérieux atouts pour réussir. Quand il devient Premier ministre en 2003, il dirige un pays qui commence à s'installer dans de solides traditions parlementaires, après de longues décennies d'hésitation entre des militaires héritiers d'Atatürk et des tentatives de pouvoir civil aux résultats mitigés. La Turquie aspirait alors à intégrer l'Europe et menait des réformes politiques et institutionnelles crédibles exigées par l'Union européenne. Le virage vers un Etat de droit était amorcé, créant un climat de stabilité et une sérénité favorables aux affaires. La Turquie a connu pendant près d'une décennie un taux de croissance respectable, et les produits turcs commençaient à conquérir les marchés du Caire, de Doha et d'Alger. Ankara apparaissait comme un candidat légitime pour rejoindre le Brésil, la Russie, l'Inde et l'Afrique du Sud au sein des BRICS. La chute du mur de Berlin, l'isolement de l'Iran, le prestige d'Istanbul et le chaos irakien permettaient à la Turquie d'apparaître comme un pôle de stabilisation et un relais incontournable vers cet Orient si agité.

Un héritage dilapidé

Erdogan a réussi à dilapider tout cet héritage. Est-ce le sentiment confus que l'Europe, réticente, n'accepterait jamais son pays comme membre à part entière ? Est-ce la volonté de faire de son pays un nouveau partenaire capable de jouer parmi les grands ? Est-ce un choix idéologique de devenir le premier au sein d'un nouveau pôle de l'Islam, à construire, plutôt que de jouer les seconds rôles dans une Europe qui le traitait avec dédain, alors que la population turque est sur le point de rattraper celle de l'Allemagne réunifiée ? Est-ce la volonté de régner sur la Méditerranée dans laquelle il s'estime plus légitime que les puissances qui la dominent ? Est-ce la nostalgie de l'empire ? Ou est-ce le narcissisme d'un dirigeant mégalo comme il y en a tant dans le monde ? Toujours est-il que le dirigeant turc a amorcé un virage progressif mais significatif, en faisant de l'Islam la matrice et le référent central de la politique de son pays.

Surfant sur une popularité réelle et un succès économique évident, Erdogan a probablement mal interprété les raisons de ses succès. Ceux-ci étaient le résultat des réformes introduites jusque-là, et qui avaient fait leurs preuves ailleurs. Cela va de l'Etat de droit à l'ouverture sur le monde, en passant par l'indépendance de la justice et le désengagement relatif de l'armée de la vie politique. Mais lui pensait différemment. Comme tout dirigeant narcissique, il pensait que c'était le fruit de ses décisions. C'était le premier crash.

L'attrait du pouvoir

Une fois devenu président de la république, il s'est senti dépouillé de certains pouvoirs qu'il exerçait comme Premier ministre. Il a donc voulu les transférer au poste qu'il occupe, en dépouillant le parlement d'une partie importante de ses prérogatives, provoquant l'ultime crash dont la Turquie aura de la peine à se relever. Ce faisant, il agit selon le profil type de l'autocrate qui considère la séparation des pouvoirs comme une atteinte à ses propres pouvoirs, et que le fonctionnement institutionnel est une entrave à ses décisions. Le référendum de dimanche 16 avril vise donc à effacer une anomalie : un président de la république ne peut se limiter à des charges honorifiques ; il doit exercer le vrai pouvoir. Et si de nombreux anciens partisans, comme l'ex-président Abdullah Ghul, contestent ce choix, ils ont tort. Ils doivent se plier.

L'Europe aussi doit se plier. Celle-ci montrait clairement son hostilité à la démarche d'Erdogan. Lui répondait en se cabrant, menaçant de recourir à des mesures, comme la peine de mort, qui a disparu en Europe. C'était à la limite de la provocation : ses décisions semblaient parfois destinées à susciter la colère de l'Europe, pour entretenir un sentiment national dont il se servait sans vergogne.

La victoire attendue du «oui» au référendum lui permettra de prendre les pouvoirs traditionnellement confiés au parlement. Ce qui ne préjuge rien de bon. Sa légitimité populaire n'est pas en cause, mais c'est qu'il va en faire qui pose problème.

Force est de constater que l'homme ne se contente pas de demi-mesures, comme le montre un crash antérieur, celui de la sanglante tentative de coup d'Etat de juillet 2015. Selon le décompte établi par un site internet, celle-ci a donné lieu à une répression féroce : 41.000 sont placés en détention provisoire, 7.000 fonctionnaires renvoyés, 37.000 suspendus, 103.000 poursuivis en justice, et 158 médias fermés, dont 60 chaînes de télévision et stations de radio, 19 journaux, 29 maisons d'édition et cinq agences de presse. Dans l'intervalle, 150 journalistes ont été arrêtés et 10.000 employés des médias ont perdu leur emploi.

Un tel bilan n'effraie pas Erdogan. Là encore, il agit plutôt comme un autocrate classique : il pense que si la contestation se développe, c'est parce que la répression n'a pas été menée jusqu'au bout. Il ne peut imaginer qu'il est impossible de poursuivre plus de 100.000 personnes pour un coup d'Etat organisé au cœur de l'armée.

Un crash peut en cacher un autre

La surenchère nationaliste permet aussi d'éviter à l'opinion turque d'évoquer le naufrage provoqué par un autre crash, l'engagement sans limites dans le conflit syrien. En voulant à tout prix participer à la chute du président syrien Bachar al-Assad, il a gravement sous-estimé les conséquences de sa décision, qui a provoqué une crise grave avec la Russie, une déstabilisation de toute la région, une résurgence de la question kurde, et ce flux dramatique de millions de migrants qui ont bouleversé le monde.

Mais dans l'optique d'Erdogan, une crise n'est pas la fin du monde. Ça dépend de ce qu'on en fait : élargir son pouvoir, élargir la sphère d'influence de son pays, quitte à provoquer une nouvelle crise pour faire oublier la précédente. Mais les choses n'évoluent pas de manière linéaire. Naguère, il y avait un «modèle turc» qui était proposé aux pays musulmans, proche de ce qu'offrait la démocratie stabilisée d'Europe. Aujourd'hui, la Turquie est en guerre en Syrie et au Kurdistan, elle a des frontières avec deux pays en guerre et plusieurs autres instables, elle accueille des millions de réfugiés, et ses institutions déclinent inexorablement. Jusqu'au prochain crash.