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«Aux innocents, les mains pleines»

par Mourad Benachenhou

Le Mal n'est pas un concept scientifique avec une signification fixe, mais l'idée du Mal est un héritage culturel partagé par l'Humanité.

L'essence du Mal est la destruction des êtres humains. Cela inclut, non seulement, le meurtre, mais également la création de conditions qui détruisent, matériellement ou psychologiquement, les personnes ou réduisent leur dignité. Par Mal, j'entends les actions qui ont de telles conséquences. On ne peut pas juger le Mal par les intentions conscientes, parce que les distorsions psychologiques tendent à cacher leurs vraies intentions chez les ?perpétrateurs' eux-mêmes... Les ?perpétrateurs' du Mal... le considèrent comme nécessaire ou comme servant un plus haut Bien. De plus, les gens ont tendance à cacher, des autres, leurs mauvaises intentions et à justifier leurs mauvaises actions par des idéaux élevés ou par la mauvaise nature de leurs victimes. (Ervin Staub (1989: The Roots of Evil, The Origin of Genocide and Other Group Violence. Cambridge University Press, p. 25)

Les récents évènements tragiques qui se sont déroulés dans notre proche environnement géopolitique, ont relancé, dans certains milieux officiels aux cœurs, particulièrement, sensibles, et aux hautes valeurs morales, toutes imbues d'humanisme, comme d'humanité, et profondément ancrées dans leur civilisation, le débat sur la guerre des civilisations et la barbarie.

LE GENOCIDE, FORME EXTREME DE LA BARBARIE

La barbarie, qui est la forme extrême du Mal, auquel l'auteur de la citation donnée en chapeau de la contribution, a ses degrés. Et il serait difficile pour ceux qui se targuent de représenter ce qui peut y avoir de mieux chez l'être humain, de ne pas reconnaître que la forme suprême de la barbarie est le génocide. Car l'objectif du génocide est, non de faire du mal à un ou plusieurs individus qui se trouvent être au mauvais endroit et au mauvais moment, non seulement de manifester l'intention de détruire, systématiquement, une collectivité humaine, d'en effacer toute présence sur cette planète, mais également d'être capable de mobiliser et d'utiliser les moyens, à la fois, politiques et matériels pour mettre à exécution et réussir cette destruction.

UN GENOCIDE N'EST PAS UNE « PME »

Un génocide n'est pas une « petite et moyenne entreprise. » Ce n'est pas non plus une addition d'actes de barbarie, plus ou moins opportunistes, destinés à faire le maximum de mal aux membres d'un groupe que l'on veut faire disparaître de la face de la terre. Ce n'est pas un ensemble d'actions isolées, perpétrées par des groupuscules clandestins , plus ou moins coordonnés, qui agiraient dans l'ombre et au gré des circonstances, en lançant des opérations, plus ou moins, bien ou mal ,préparées et aux résultats, au vu de l'objectif plus ou moins positif. En bref, un génocide ne peut pas être le fait de petits groupes isolés de la société dans laquelle ils agissent. Un génocide est - et ne peut être par la nature même de ses objectifs- le fait d'individus, si bien nantis intellectuellement ou matériellement qu'ils soient.

DERRIERE TOUT GENOCIDE, IL Y A UN ETAT ORGANISE ET RECONNU, INTERNATIONALEMENT

Un génocide ne peut être perpétré que par une collectivité humaine organisée en Etat. Derrière tout génocide, il y a un Etat, capable de mobiliser sa collectivité, au profit de cet acte de suprême barbarie, de prendre, au nom et pour le compte de cette collectivité, dont le salut ne viendrait que de l'élimination totale de la collectivité visée par le génocide, les mesures de types législatif, financier, idéologique, informationnel, administratif et militaire, nécessaires pour la réussite de ce projet. Tout projet génocide implique, par définition, un état dans sa totalité, et, au vu de l'ampleur de la tache d'annihilation, la mobilisation de toute la puissance dont même le faible des Etats est seul capable d'effectuer. Si important que soit le potentiel synergétique d'une collectivité humaine, et si urgent que soit son envie de détruire une autre collectivité, en son sein, elle ne peut aboutir à rien sans l'engagement direct de l'Etat qui l'incarne.

L'ETAT MAINTIENT L'ORDRE ET PEUT ORGANISER LE DESORDRE

L'Eétat maintient l'ordre, comme il peut organiser le désordre, nécessaire à l'aboutissement de son projet génocide, quelque engagée que soit sa propre population dans les actions de perpétration de ce génocide. Là où il a génocide, même sous la forme d'émeutes « spontanées », d'attaques « provoquées, » contre le groupe éthnique ou religieux visé, de boycott et d'isolement social de ce groupe, il y a un Etat qui encourage, finance, arme et organise, même lorsqu'il se cache derrière des « groupes extrémistes », religieux ou politiques, qui pourraient laisser croire que cet Etat ne serait pour rien dans ces actions.

Les ?génocidaires' ne sont pas des « criminels » dont les intentions ne seraient pas partagées par un Etat au-dessus de la mêlée, et qui tenterait de rétablir un minimum de sérénité dans les relations entre différents groupes antagonistes, échappant totalement, à son contrôle. Sans intervention directe et indirecte de l'Etat, il ne peut y avoir de génocide.

L'INTERVENTION DE L'ETAT DANS LES ENTREPRISES GENOCIDES, UNE LOI D'AIRAIN

Cette loi d'airain, qui constitue une grille d'analyse universelle, est prouvée, sur le terrain, par tous les génocides passés, présents et à venir. Sa validité a été démontrée par le génocide à échelle industrielle mené, entre 1939 et 1945, par l'un des Etats-phares de la civilisation occidentale, entreprise dans laquelle de nombreux Etats appartenant à la même civilisation que lui, dont il est inutile de rappeler la liste, par simple charité religieuse, ont trempé avec allégresse et quasi-spontanément, les mains.

Et même si les organisations religieuses y jouent un rôle avéré, rien de Mal ne peut se faire sans qu'elles aient l'appui d'un Etat, qu'il déclare sa neutralité religieuse ou qu'il proclame sa foi.

LA RELIGION AU SERVICE DES GENOCIDES

Les différents génocides perpétrés contre les Tutsis dans certains pays des Grands Lacs, au cours de la dernière décennie du siècle dernier- et dans lesquels la Sainte Eglise catholique universelle n'a pas fait preuve des vertus chrétiennes, enseignées par le « Christ-sauveur, »» dans les quatre évangiles reconnus, constituent, également, une confirmation de cette loi ( voir L'Eglise catholique et le génocide des Tutsis : de l'idéologie à la négation, Par Jean Damascène Bizimana, Docteur en Droit de l'Université de Toulouse I, auteur du livre L'Église et le génocide au Rwanda : Les Pères blancs et le négationnisme. Ancien membre de la Commission rwandaise d'enquête sur le rôle de la France, dans le génocide, mis en ligne le 21 octobre 2008)

Le génocide contre le peuple slave bosniaque musulman n'aurait pas pu être mis en œuvre, sans la complicité de plusieurs Etats et la bénédiction de l'Eglise orthodoxe. Le génocide du peuple palestinien, toujours en cours, n'est possible que du fait des actes de l'Etat d'Israël, et en application des enseignements du « Deutéronome, » tel que compris par le clergé rabbinique.

UNE JUNTE MILITAIRE CONSTITUTIONNALISEE

La même grille d'analyses peut s'appliquer au génocide en cours d'achèvement de la minorité musulmane Rohingya, en Birmanie, dont, pourtant, certains observateurs « objectifs et avertis », vantent les changements politiques récents. Les Birmans qui sont plus au fait de ce qui se passent dans le pays continuent pourtant à qualifier de junte militaire le gouvernement birman, mais également à l'accuser de n'avoir pas changé de politique à l'égard de ses minorités ethniques et religieuses, dont les Rohingyas.

Pour ces hommes qui ont l'avantage de connaître la langue du pays, l'ouverture politique affichée n'est qu'un trompe-l'œil facile à confirmer lorsqu'on lit la fameuse constitution du 8 avril 2008, malgré les affirmations élogieuses des représentants de cette Union, tant au niveau du Comité des Nations unies pour les droits de l'Homme, qu'au niveau des réunions de « dialogues » tenues avec les officiels de ce pays. Cette junte est, sous un nom ou un autre, au pouvoir depuis le coup d'état militaire de Ne Win en 1982. Ainsi, dans un article intitulé : « Brève analyse de la Constitution birmane (2008), paru dans une publication de la Fédération internationale des droits de l'Homme (site Internet FIDH, Bangkok, Mai 2009, pp. 53-59) , et regroupant des interventions faites par des juristes internationaux sur le système politico-juridique mis en place par la junte birmane en 2008, Hang Htoo, secrétaire général du Conseil de l'Ordre des Avocats de Birmanie, démontre, sans réserve, que la Junte militaire a, sans changer de nature, simplement constitutionnalisé son pouvoir sans partage, et affirme ce qui suit pour ce qui concerne la situation des minorités ethniques, dont les Rohingyas font partie:

« Discrimination raciale: la majorité des organisations de résistance des ethnies non-birmanes pensent que la Constitution de 2008 exacerbera la discrimination raciale, le droit à la vie et à la liberté des nationalités ethniques continuera à être violé, de même que empireront les souffrances des nationalités ethniques, comme le travail forcé, le transfert brutal des populations, la torture, les viols, les disparitions forcées, les meurtres organisés, la destruction extensive et la confiscation des propriétés, des récoltes, des stocks de produits alimentaires (de même que leur destruction), la conscription forcée de enfants-soldats.»(p.57) Rien dans les décisions de la Junte, depuis 2008, n'est venu apporter un démenti, tant à l'analyse de ce juriste birman, quant à la réalité de l'ouverture politique, dont la Constitution ne donne aucune preuve, qu'à la politique de cette Junte, à l'égard des minorités non-birmanes, dont la plus maltraitée continue à être celle des Rohingya.

UNE UNION EUROPEENNE « NEGATIONNISTE »

Et pourtant, l'Union européenne, qui se veut l'incarnation des droits de l'Homme, dans ce qu'il y de plus parfait, tient à faire croire, malgré les multiples preuves du contraire, qu'en fait non seulement le génocide des Rohyngia, en marche depuis déjà plus de quarante années, échappe à cette loi d'airain développée plus haut, mais qu'il pourrait être réduit d'un côté à un conflit religieux entre deux communautés religieuses, entre lesquelles l'Etat birman se poserait en arbitre, hélas! impuissant au vu de ses « faibles capacités de maintien de l'ordre public, » et de l'autre à un problème de gestion « d'un groupe d'émigrés clandestins, » qui tenteraient, à tout prix, d'obtenir l'égalité juridique avec les citoyens de plein droit.

Voici ce que déclare le document officiel de l'Union européenne définissant sa politique à l'égard du « Myanmar nouveau »:

« Le Myanmar/Birmanie s'est embarqué dans un processus remarquable de réformes sous le nouveau gouvernement qui a pris le pouvoir en mars 2011, processus significatif, à la fois, pour son propre peuple et pour la région. La prise en charge l'héritage de conflits, de pauvreté, d'oppression et de faibles organisations, constituent l'ouvrage de décennies. L'Union européenne- qui a appelé, pendant des années , au changement et à l'imposition de sanctions- a la responsabilité d'aider. De même, les expériences européennes et les leçons apprises en ce qui concerne la transition politique et la démocratisation pourraient être activement partagées. »

Quelles sont les sources sur lesquelles s'appuie le document de l'Union européenne, daté du 22 juillet 2013, d'où est tirée la citation donnée plus haut, et qui constitue le cadre des relations entre ce groupe de pays, hauts lieux de la civilisation et de l'humanisme, comme de barrage contre la barbarie extrême qu'est le génocide? Il y a quelque part, dans un anti-monde cher aux métaphysiciens du post-modernisme, une Birmanie fictive que seule l'Union européenne connaît, et avec laquelle elle entretient des relations d'amour et de compréhension, et dans notre monde une Birmanie d'extrême violence religieuse, d'intolérance, de rejet des notions les plus élémentaires des droits de l'Homme, que décrivent des milliers d'articles de journaux, appartenant à toutes les langues connues, de rapports détaillés d'organisations non gouvernementales, sur la réalité des souffrances et des exactions comme des crimes perpétrés par la Junte.

UN VOYAGE DE MILLE LI QUI A COMMENCE PAR UN PAS EN ARRIERE !

Effectivement, comme le dit le fameux proverbe chinois: « Un voyage de Mille Li commence par un premier pas. » Le problème est que, non seulement, la Constitution birmane, comme le prouve, amplement, le juriste birman cité plus haut, est le contraire d'une ouverture politique, mais également la politique de la Junte à l'égard des minorités ethniques n'a pas changé d'un iota, la preuve étant, s'il en fallait une supplémentaire, les lois sur « la Race et la Religion » votées le 7 juillet 2015 par le Parlement birman, et inspirées directement des fameuses lois nazies , dites lois de Nuremberg, passées le 15 septembre 1935 par le Reichtag, interdisant les mariages inter-raciaux et limitant le droit à la citoyenneté des enfants de couples mixtes, mais ajoutant des mesures de limitation des naissances chez les minorités et que ces lois nazies ne comportaient pas.

LA PROPAGANDE GENOCIDE DE LA JUNTE DIFFUSEE PAR DES MEDIAS OFFICIELS

Ce n'est pas la Birmanie qui s'est alignée sur les critères « civilisationnels, portés par l'Union européenne, mais cette dernière qui a pris en charge la défense des lois raciales de la Junte, faisant des médias officiels des instruments de propagande de ses thèses. Il suffit de voir sur TV5 Monde (cf p.e. le journal télévisé de 20 h daté du 11 juillet 2015, qui met tout le tors du génocide en cours des Rohingya sur la hiérarchie bouddhiste birmane et suggère que le projet génocide des Rohingyas peut être combattu par des « selfies » publiés sur Facebook !), ou d'écouter sur les radios publiques officielles la présentation de ce génocide .

Une émission de France-culture, consacrée à la propagande défendant le bien-fondé de la politique étrangère française, sous le couvert d'analyses « d'experts objectifs et bien informés, » a tenté d'expliquer à ses auditeurs le problème des Rohingyas. Les médias officiels birmans pourraient, sans risques, pour leurs animateurs, rediffuser cette émission in extenso, car, bien qu'animée par un maître de conférence, au prestigieux Institut d'Etudes politiques de Paris, avec la collaboration d'une « comparse » de haute compétence intellectuelle, et en fonction dans la même institution, elle n'a fait que reprendre, in extenso, et en français, toute la thématique justificative de la Junte, qui se résume dans l'introduction de l'animateur de l'émission. ( Les Enjeux Internationaux, Thierry Garcin, le 10 juin 2015 de 18:45 à 18:57)

« La question des Rohingyas est plus complexe qu'il n'y paraît. Musulmans dans la Birmanie bouddhiste, les Rohingyas sont originaires du Bangladesh. Installés (depuis quand ?) sur la façade nord-ouest de la Birmanie, dans la province d'Arakan, ils peuvent vivre dans des camps de réfugiés chez eux, sont des citoyens de second ordre et ne votent pas.» Cette présentation, d'apparence neutre, passe sous silence la loi birmane sur la citoyenneté, datant de 1982, qui exclut les Rohingyas des droits civiques dont ils jouissaient pleinement entre 1948 et cette date, laisse entendre que leur arrivée en Birmanie date de la création du Bengladesh, Etat créé en 1972, tout en faisant allusion à une certaine sympathie de sa part, ( et on laisse juger, le lecteur intéressé ) pour leur cause, le présentateur affirme, sans ambages, que ce seraient des émigrés clandestins nouvellement arrivés sur le territoire birman qui ne sauraient donc bénéficier de la citoyenneté birmane.

UNE PRESENTATION AUSSI DUPLICE QUE LA POLITIQUE DE L'UNION EUROPEENNE VIS-A-VIS DE LA JUNTE BIRMANE

Le présentateur, tout comme son interlocutrice, est un fonctionnaire de l'Etat et ne fait que défendre, non une vérité qui correspondrait à la réalité du terrain et qui serait fondée sur une analyse approfondie de faits démontrés, mais une version politique conçue, en conformité avec la ligne officielle de l'Union européenne, et qui n'a donc rien d'académique, en dehors des titres universitaires du présentateur et de sa « comparse. » C'est une présentation d'une duplicité toute en finesse qui va constituer le fil de la discussion avec l'invitée, mais dont la conclusion finale se trouve en plein accord avec la thèse officielle des autorités birmanes, innocentées du crime de génocide, jamais d'ailleurs prononcé au cours de l'émission, et même présentées comme victimes, à la fois d'une émigration « illégale, » et du « fanatisme de la hiérarchie bouddhiste, » en pleine harmonie avec l'opinion publique birmane, qui aurait toutes les raisons de craindre une « invasion musulmane. » Il faut reconnaître que cette émission constitue une chef-d'œuvre de falsification de l'histoire et de la situation actuelle, en Birmanie, une manipulation destinée à rassurer l'auditeur moyen français que les autorités de son pays, dans leurs relations « amoureuses » avec la Junte birmane, ne violeraient aucune des valeurs civilisationnelles que la France incarnerait.

EN CONCLUSION :

Si l'Union européenne ne voit pas le mal et la malfaisance officiels qui règnent en Birmanie, et fait preuve de tant de naïveté, vis-à-vis de la Junte birmane, de ses fausses promesses d'ouverture politique et d'amélioration des conditions des droits de l'Homme, tout comme de cessation de sa politique de génocide des Rohingyas et de diabolisation et d'isolement de la faible minorité musulmane, qui est la seule à ne pas utiliser la violence pour imposer le respect de ses droits dans ce pays, c'est probablement en référence à la fameuse phrase du « Christ-sauveur : Aux innocents les mains pleines. »

Car la barbarie, dans son sens le plus complet du terme, continue à être le guide idéologique de la Junte birmane. Et, quand certains font référence à la guerre des civilisations, sans doute font-ils allusion à la guerre barbare que mène la Junte birmane contre toutes les valeurs si chères à l'âme occidentale qui justifie, cimente et meut l'Union européenne. Il ne leur reste donc plus qu'à imposer à leur gouvernement d'ajuster sa politique vis-a-vis de la Junte birmane, sur la base de ces valeurs. Ils ont, en plus, le pouvoir, et, quoique se réclamant d'une laïcité pure et dure, même le « devoir religieux, » de le faire !