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Immigration : La «nuit du destin» des clandestins

par M'hammedi Bouzina Med : Bruxelles

Je ne sais pas pourquoi en cette veillée de la «Nuit du destin», 27ème jour du mois de ramadhan selon la tradition, le cœur des hommes retourne à l'enfance : plein de tendresse, de solidarité et d'espoir fou de paix. Virée nocturne à Charleroi.

Combien sont-ils ? Personne ne connaît leur nombre exact. Plusieurs centaines peut-être, vous disent ceux qui les croisent souvent, les écoutent, les aident. Eux, ce sont les «sans-papiers» algériens invités ce soir de veillée du 27ème jour du ramadhan, «Nuit du destin», dans le café portant le nom rassembleur, possessif même, «Café-Lina» , à l'entrée de l'avenue Jules Henin, dans la ville de Charleroi. Ce soir, dans ce café, ils sont quelques dizaines. Sous les regards si pesants des autres compatriotes, «réguliers» eux, qui offrent le repas de ce soir, je n'ai pas osé demander leur nombre. Un chiffre, c'est froid. Comme ce soir où une pluie froide s'annonce à l'heure de la rupture du jeûne. Il est 22 h 00 et la ville plonge déjà dans le noir, silencieuse, triste, presque solitaire. Le gérant du Café-Lina m'explique qu'ils sont une cinquantaine à venir rompre le jeûne depuis le 1er jour du ramadhan. Qui offre le repas ? Ce sont d'autres Algériens. Qui fait la cuisine ? Une nuée de bénévoles. Puis, on m'explique qu'il y a deux autres endroits à Charleroi qui offrent chaque soir le repas à d'autres dizaines de «sans-papiers». Mais pas que, puisque au «Café-Lina» ce soir, quatre Belges ou du moins des Européens, partagent le copieux repas de la veillée de la «Nuit du destin». Brahim, employé au consulat algérien à Bruxelles, me précise que la même invitation est offerte dans les villes de Gand et Bruxelles. L'action «ramadhan» est une initiative citoyenne mêlant les efforts de donateurs anonymes et de bénévoles. Lui, Brahim, travaille depuis des années aux guichets du consulat, poste qui lui donne l'avantage d'être au contact quotidien de ses compatriotes. Il m'affirme que l'initiative de cette année le touche au point où il passe rarement les soirées de ramadhan chez lui. Il circule entre Gand, Bruxelles, Charleroi?La faim apaisée, plusieurs jeunes se pressent de servir café, thé, gâteaux. Une ambiance chaude s'installe dans le froid de cette ville sombre encerclée de terills témoignant de son passé minier. Les discussions par petits groupes évoquent, bizarrement, le pays natal. L'Algérie. Nostalgie. Nasser, la trentaine, me conte comment le décès d'un des leurs, un sans papier, a été «sauvé» après la mort. Une quête a été organisée et le corps du malheureux a été rapatrié au bled. Sinon, il aurait été enterré dans le cimetière des «inconnus», sous «X», comme bien d'autres. Nasser pense qu'on peut être sauvé même après la mort, quand on est un «sans-papier». Il nous reste toujours le retour à la terre natale, à la patrie. Et ils parlent de la patrie : «Que se passe-t-il à Ghardaïa ?» «Est-il possible que des Algériens de la même ville s'entretuent pour des raisons d'ethnie ?».

Presque oubliée leur situation de «sans-papier». Il faut dire que la télé perchée au coin du café est branchée H24 sur les chaînes algériennes. Ce soir, le Café-Lina est plein, jusqu'à ajouter une tonnelle (tente de bâche destinée aux jardins) sur le trottoir. Là, sur la terrasse, il y a ce soir des femmes algériennes venues partager le repas de la Nuit du destin. Elles sont plusieurs et les «sans-papiers» sont enchantés. Le patron du café, lui, jubile, heureux comme tout. C'est que ce n'est pas si courant que ça, de voir des femmes algériennes venir rompre le jeûne avec «eux». Elles ont venues, toutes, de Bruxelles. Comment ? Par la magie du bouche-à-oreille. Ce qui se passe depuis ce début de ramadhan à Charleroi a donné une idée ambitieuse à d'autres jeunes. Ils sont décidés à créer une association qui activera pour mettre en contact les sans-papiers aux autres Algériens. Ils ambitionnent pour un programme d'actions sociales et culturelles pour cimenter la solidarité entre Algériens. «Nous sommes déjà six pour fonder l'association», m'explique l'un d'entre eux. Une belle leçon de courage, d'altruisme et d'engagement humain s'est exprimée ce soir-là. La certitude d'aller au bout de leur rêve ne fait aucun doute.

Sortir leurs compatriotes du cauchemar de la clandestinité vers celui du bonheur de vivre dignement est un puissant moteur de motivation. Et puis, ne sommes-nous pas dans la «Nuit du destin» ? Bonne chance les gars et merci pour votre invitation ! Ce fût un honneur de l'honorer.