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Nuages sur un village

par Rachid Brahmi

« L'ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence » (Ibn Rochd)

Si le village global, davantage en son nord, vénère la science et célèbre en 2015 «l'année de la lumière», notons en son sud, plutôt de sombres nuages, les ténèbres de l'ignorance, l'extrémisme religieux, le despotisme, l'omniprésente corruption, l'injustice, puis l'ambivalence ou la connivence des puissances, des dieux de la finance, sans pour autant nous dédouaner.

Au Sud, par conséquent, des foyers de tension, des guerres sur commande ou télécommandées, en Irak, en Libye, au Yémen, en Syrie, entre soi-disant frères, au Kenya, au Niger, à nos frontières? Paraphrasant Jean-Paul Sartre, un anonyme estime : « quand les pauvres se font la guerre, les riches ont la paix ». Dès lors, on terrorise, on massacre, on lynche, on musèle, on décapite, on interne, on séquestre, on brûle, on égorge. On n'épargne ni enfants, ni femmes, ni vieillards. On détruit, on vandalise musées, sites archéologiques et patrimoine universel. On anéantit des vestiges, la mémoire de l'humanité. Parfois l'on se tait, on laisse faire, on s'occupe de détails, on s'enfonce dans le noir, en cette année de la lumière* .Tout ceci, trop souvent au nom d'une conception de l'Islam. Bonjour donc la bigoterie et le fanatisme, notamment en notre pays.

En effet, la scène fait ressortir ces dernières décennies, des discours ambigus, irrationnels, blindés de formules religieuses, un nouveau lexique, astiqué de propos pseudo-scientifiques, de pratiques déterrées du fond des âges mais relookées, le tout squattant les espaces, avariant les esprits, favorisant l'extrémisme. Le charlatanisme combattu durant les deux premières décennies de l'Algérie indépendante, et même avant, refait surface tel un sous-marin. Parmi ces pratiques, celles ayant trait à la sorcellerie, devenue une médecine quasiment légalisée, se substituant à la défaillance de l'autre. Puis la psychothérapie apprise à l'école du bluff. La médication populaire pour les uns, les pauvres gens aux maux les plus lourds. Pour d'autres, pour un éternuement, c'est un vol vers une clinique d'ailleurs.

Mais le plus renversant, c'est que des médias lourds et légers, ceux qui font dans le sensationnel, déroulent le tapis rouge à des guérisseurs, des hâbleurs, des pseudo-muftis autoproclamés tel que déclaré par le ministre des Affaires religieuses.

Ainsi, tout béatement, des bonimenteurs s'exhibent, du genre de ceux qui cherchent à concilier l'astronomie, une science, avec l'astrologie, une croyance dénuée de tout fondement scientifique et qui prétend que les corps célestes influent sur le cours des évènements humains ; ce que condamne sans conteste l'Islam, selon des voix autorisées ! Et l'on tient des bobards, à la une de canards, ou à des heures de grande écoute sur des chaînes privées ne se privant pas de vouloir abrutir. « Quand les hirondelles volent bas, les pavés se prennent pour des nuages », dit-on.

On joue sur une fibre, l'affect. On se situe au-dessus des lois, n'importe qui dictant n'importe quoi, ou décrétant qu'un tel est bon ou mauvais musulman, ou ne l'est pas du tout. Comme si la foi ou sa pratique est soit oui soit non ; sauf que l'homme n'est pas un interrupteur à deux états, ouvert ou fermé. Ne dit-on pas que dépourvu de clergé, l'Islam sunnite s'oppose à tout intermédiaire entre Dieu et les hommes ? Et puis la liberté est octroyée à tout être, dans sa relation à Dieu. En outre, la liberté de conscience et d'opinion sont inviolables, en vertu de toutes les constitutions de l'Algérie indépendante.

Sinon, qui se souvient, pour les plus âgés d'entre nous, de la lutte multiforme des pouvoirs publics contre les pratiques charlatanesques sous le couvert de l'Islam ? Qui a entendu parler avant les années 80 de fatwa ou de roqia, vraies ou fausses ? Qui se souvient de cet Islam vécu sereinement, non importé, non expédié par satellites ? Doit-on vivre de nostalgie ? Et depuis, en quoi avons-nous avancé sur le plan de la morale, de l'éthique, du civisme, de la citoyenneté, de la science, de l'éducation, en dépit d'un investissement colossal pour la réalisation d'écoles, d'universités, de chaînes radio et TV et de mosquées ?

Rappelons que notre pays, et l'Unesco avec la récente visite de sa directrice générale, ont affirmé que « la lutte contre l'extrémisme passait par la promotion de l'éducation et de la culture », et qu'il fallait « ancrer la culture de la paix dans les esprits et combattre l'extrémisme ». Oui, cette lutte débute inéluctablement par l'éducation et la culture.

Oui, l'ignorance étant le terreau du terrorisme, il s'agit de combattre celui-ci, d'abord sans armes et sans bombes, c'est à dire avant son apparition et son expansion. C'est à dire par la Science, donc l'éducation. Prévenir avant de « guérir » avec des bombes. Quant à la culture de la paix, elle exige tolérance, acception de la différence, ouverture sur l'autre, éducation aux valeurs universelles, et ceci pour être conforme à nos textes fondamentaux et aux discours officiels. Mais là, cerise sur le gâteau, l'école est gangrenée par maintes manifestations irraisonnées, phagocytée, sanglée de toutes parts, par le dogmatisme. Et ceci n'est pas du tout conforme à la loi d'orientation sur l'Education nationale.  

En somme, quand la misère est culturelle, scientifique, éducative, sociale, économique et autre, la nature ayant horreur du vide, l'intolérance et le bigotisme explosent, la médiocrité et la régression s'imposent, puis la Raison prend une longue et affreuse pause. A l'heure où les pays du Nord célèbrent l'année de la lumière, créent, inventent, découvrent, innovent, dominent dans pratiquement tous les domaines, et nous pourvoient en presque tout, beaucoup s'accordent à dire que nous en sommes encore à de bas débats, autour de broutilles, oubliant l'essentiel, la marche vers le progrès. Que conclure, sinon par un autre anonyme qui lance : « On ne peut pas toujours changer ce que l'on affronte, mais on ne peut jamais changer ce que l'on n'affronte pas ».

* Rachid Brahmi, in Le Quotidien d'Oran du 16 avril 2015, «Lumières dans un village»