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Europe : La fracture intime

par M'hammedi Bouzina Med

Les Européens se découvrent « immigrés » eux aussi et entre eux et se stigmatisent les uns les autres. La Cour européenne de justice vient de le décider et les politiques en profitent.

Nouvelle querelle politique entre Européens : «le tourisme social». Cet oxymore inventé hier par la Cour européenne de justice (CEJ) est du pain bénit pour tous les eurosceptiques et les partis xénophobes et d'extrême droite. Sauf que le sujet du débat vise cette fois-ci les Européens les plus fragiles au plan social.

Des Européens stigmatisent d'autres Européens les accusant de profiter des avantages sociaux d'un pays autre que le leur. En gros, les Allemands, les Belges, les Anglais et les Français ne veulent plus de la présence d'autres Européens chômeurs sur leurs sols venant par exemple du Portugal, d'Espagne, de Roumanie ou de Grèce. En gros, les pays ayant moins de déficit public et qui offrent encore quelques soutiens sociaux aux demandeurs d'emplois ne veulent plus des citoyens européens d'autres pays de la famille européenne plus touchés par la crise de l'emploi et celle des finances. Tant pis pour le principe de libre circulation et les accords de Schengen. En période de vaches maigres, chacun sa maison, chacun pour soi. Outre le caractère asémantique du double concept « tourisme social », les juristes de la Cour européenne offrent en pâture les Européens les plus faibles aux Européens les plus riches. Du coup, hommes politiques, journalistes souffleurs de braises et économistes de circonstance débattent de ces « immigrés » européens. Autre innovation lexicale : l'Union européenne est une même famille, une même maison mais certains de ses membres et habitants sont des immigrés chez eux-mêmes. Ainsi donc, il y a des immigrés européens à l'intérieur de la même maison mère Europe et qui seraient des profiteurs du système social. Dans ce débat surréaliste, suivez l'emploi et la transitivité des concepts et mots usités dans le débat : immigrés, profiteurs, social, etc. Ces mots, noms et concepts collés depuis des lustres aux « autres » immigrés non européens, c'est-à-dire les Africains, Maghrébins, Arabes? concernent depuis hier, officiellement, les Européens entre eux.

Autrement dit, ces derniers rusent et trichent comme? les immigrés, les autres, les vrais. La stigmatisation des immigrés hors UE qualifiés de profiteurs du système social est donc une conviction acquise chez les politiques de gauche comme de droite et du coup, la Cour de justice européenne n'a fait qu'une approche « jurisprudentielle » en émettant son arrêt. Et pour cause, l'arrêt de la CEJ fait suite à une plainte d'une Roumaine, citoyenne de l'UE donc, contre l'Etat allemand qui lui a supprimé l'aide sociale l'accusant de ne pas vouloir chercher du travail. L'Etat allemand a gagné contre la femme roumaine. Les Etats de l'Union comme la France, la Belgique et l'Angleterre ont saisi l'occasion au vol pour féliciter la CEJ et ouvrir le débat sur l'immigration « euro-européenne ». Les Etats du nord de l'Europe comme la Suède, la Finlande ou le Danemark observent cette soudaine cabbale contre des citoyens de l'Union européenne sans réagir pour l'instant. On les comprend, ce sont des pays qui souffrent moins du chômage que d'autres et qui ont des systèmes de protection sociale bâtis sur une vraie solidarité de leurs citoyens. Comme par hasard, ce sont des pays où le taux de chômage est moins élevé que dans les pays « fondateurs » ou « leaders » de l'Europe. La crise financière, puis économique et sociale qui frappe l'Europe depuis 2008, a brisé des « tabous » politiques et pousse les partis politiques de gauche et de droite dans une surenchère démagogique qui sert en dernière instance les partis xénophobes, racistes et anti- Europe. Au lieu et place de relancer l'emploi, les dirigeants politiques européens creusent, chaque jour qui passe, le fossé entre riches et pauvres et appellent dans le même temps à la solidarité entre Européens. Absurde comme « tourisme et social », une fiction chez les pauvres.