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Le choix national de l'inachevé

par Kamel Daoud

Ciel gris. Pluie en attente. La ville s'étend puis s'épuise. Jusqu'où ira-elle ? Tout les Algériens rêvent d'habiter. C'est une vieille peur : ne pas avoir de pays et, après le pays, ne pas avoir de toit. Et après le toit ? A échelle d'une vie, le pays offre déjà peu d'espoir : son école ne lancera rien vers la lune, une Daechisation est en marche vers les têtes, les urbanismes ne sont pas une conquête de l'espace par la courbe, mais une rétraction, un refus d'habiter, une hideur. C'est le sujet du jour : l'inachevé comme esthétique du refus. Pourquoi les Algériens construisent si abondamment l'inachevé ? Partout : villages, villes nouvelles, villas, maisons, cités 254668864 logements : une sorte de pays avec des entrailles à l'air libre.

Une terre retournée pour exposer aux cieux son estomac. La raison ? L'essentiel est à l'intérieur. On n'habite pas le pays mais seulement le chez soi, tournant le dos au monde. Du coup, la frontière est nette : ce qui est ma peau est moi, à moi. Le reste du pays appartient au Régime de la Régence, c'est son domaine, son fief au sens féodal, sa terre. Du coup, il y a inversion : le régime est l'apparent, la surface, le visible. Le sujet est l'intérieur, le reflux, l'intérieur, le refus. Le régime est chez lui, le sujet est à l'intérieur de lui-même. Cela se voit. Du coup, ces murs nus, exposés comme une indécision mais qui n'expriment que le partage des territoires. L'inachevé procède aussi de la croyance : il reste quelques minutes avant que le soleil ne se lève de l'ouest et que les morts cessent d'être des martyrs ou des morts que tous se bousculent dans une sorte de 1962 universelle, ascendant vers les cieux, convoquant les actes et les corps. Donc pourquoi achever puisqu'on va mourir ? Pourquoi habiter autre chose que la tente et l'itinéraire des points d'eau ? Pourquoi choisir la pierre dans l'univers des dunes ?

Le choix de l'inachevé est tout à la fois refus et échec. Il y a quelques années, on a bien décidé d'une loi pour rendre obligatoire l'achèvement des bâtisses. On en oublia que ce choix des Algériens procède de la métaphysique comme de l'échec de la citoyenneté. Il y a eu alors résistance puis refus passif. Le pays reste en briques rouges, entre poteaux muets et cité-pétrole. Une sorte de pays Potemkine inversé : il ne se cache pas derrière un décor, mais expose ce qui devrait être caché et, du coup, occulte le beau par le terne de son ciment. Au fond, on ne veut pas de ce pays. Un jour ou l'autre, au-delà des indignations mécaniques et de la douleur de l'accepter, il faudra que quelqu'un le dise. La brique rouge le dit clairement.