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La gamelle et la Bastos sans filtre

par Sid Lakhdar Boumediene

Ils ne partaient jamais au travail sans cette gamelle à étages. Elle bringuebalait parfois sur le guidon du vélo. Elle résonnait de son bruit inoubliable de ferraille. Celui de son ouverture est gravé à jamais à nos oreilles.

C'était leur cantine, à cette époque, les ouvriers. Et lorsqu'ils l'ouvraient, c'était toujours avec discrétion et sans montrer le contenu.

Car le contenu trahissait leur gêne financière et, pour certains, pouvait jeter un discrédit sur les obligations de l'épouse. Ils mangeaient avec pudeur, chacun profitant de ce seul moment de repos de la journée. Rares étaient les paroles qui venaient interrompre la cérémonie.

Puis, les plus chanceux, ouvraient leur Thermos qui faisait jaillir l'odeur du café chaud. Les autres tournaient la tête pour ne pas être gênés de toujours être invités.

Mais tous, sans exception, commençaient à « griller » une Bastos sans filtre, comme ils disaient, pour bien signifier que c'était la seule aventure payante, le seul caprice, qu'ils pouvaient se payer. Et le nuage de fumée enveloppait immédiatement les camarades de la tâche, comme pour les dissimuler dans ce moment intime de rupture avec le pénible quotidien de leur vie.

Car la Bastos était leur dose de maintien, leur drogue, à ces forçats des années 60/70.

Nous étions trop jeunes pour nous rendre compte du tableau à la Zola mais notre tendresse envers ces hommes excusait notre frivolité et notre insouciance.

Ah, cette gamelle à étages et cette Bastos sans filtre, c'est étonnant combien les images insolites de notre jeunesse restent gravées.