Devant
certaines postures, quand l'on n'est pas entièrement citoyen, l'on s'attache à
louer une part de citoyenneté. N'est pas citoyen, dans le noble sens du
concept, quiconque ou qui seulement existe sur un territoire sous un quelconque
nom. Ne sommes-nous pas du même avis lorsque la citoyenneté reste à définir comme
un Traité multilatéral à valeur de contrat social d'adhésion ? On n'a pas le
choix de dicter individuellement ses dispositions. On peut toutefois agir pour
les amender. Et si l'on rentre dedans, on accepte ensemble «le baiser et la
morsure» du règlement. Le droit et le devoir. C'est dire que la citoyenneté vit
une crise morale des plus difficiles. La crise est tellement profonde que
personne ne se sent responsable de quelque chose. Ni de l'état de son immeuble
et ses propres ordures (?) ni encore du fossé béant qui le sépare des vertus de
l'éducation et de la bonne conduite. Et c'est ainsi que l'on voit beaucoup
d'individus qui délaissent volontiers les devoirs de citoyens et ne réclament
que les droits y afférents. Oui, c'est paradoxal. Tout va de pair. Le couple,
certes indissociable, droits/devoirs, n'est pas majoritairement équilibré.
Peut-on admettre à la citoyenneté un gars qui jette par-dessus bord de sa 4x4 une canette, un mégot ou un crachat pâteux ? Peut-on
l'admettre pour un résident de logement promotionnel, haut standing, qui égorge
son mouton dans la rue, l'accrochant à un arbre du jardin public lui attenant ?
Idem pour le parent de ce jeune, qui, en auto ou moto, jouit à l'extase du
vrombissement gueulard qu'il dégage comme tapage sans égard à tous les autres ?
Le citoyen, ce simple matricule biométrique, peut paraître comme gêneur,
parfois indiscret ou donnant mine d'un clandestin, tout est presque fait pour
son compte sans pour autant qu'il ne soit principalement intéressé.
On le chouchoute, on le cite partout. Lui, avec sa gueule sans titre ni entête,
demeure toujours anonyme sans pouvoir se justifier même à soi. Son existence
est une corvée. Il doit être là où l'on voudrait qu'il soit. Dans les fichiers
électoraux, dans les filets sociaux, dans les registres des prétoires. Cet
individu, ce souffle qu'il ne respire que pour motiver ceux qui, se disent-ils,
travaillent pour son bien-être en qui il ne voit que le leur. Le sien, p'tit
qu'il soit, est confiné dans cet immense rêve, crevé à chaque étape de se voir
un jour au moins baignant dans l'égalité et la considération. Il ne rêve plus
maintenant et se dit n'exister que par acte de présence. Sa voix camisolée, sa
tête courbée mais son regard est toujours vif, perçant, haineux. J'ai vu
énormément ce genre de citoyens. Ils se ressemblent presque tous. L'exception
fait cependant quelques folies à scruter parmi tant d'autres pour en dégager le
portrait de l'un d'eux. Le locataire clandestin d'une citoyenneté. Je le vois
descendre cette pente habituelle qui relie sa demeure au centre de la vie. Son
corps n'est qu'une charpente osseuse sur laquelle reposent tous les maux de
l'humanité, du moins ceux de sa génération. Il prend le comptoir d'un café ou
sa terrasse pour une terre à conquérir et s'empêche de sucrer son café en
prenant tout aussi son diabète pour une maladie politique. Je le vois sous une
autre forme venir pointer chaque matin dans un bureau qui lui semble beaucoup
plus à un mouroir qu'à un moyen d'exercer ses missions. Un peu plus loin, ailleurs,
je le vois regarder la mer et me vois sentir son ardeur à prendre le large pour
fuir cette terre si altière et parfois si ingrate. Le littoral qui lui fait
face est un portail sans gardiennage, sans geôliers. Seul le caprice marin et
la colère du ciel peuvent lui permettre ou une vie meilleure ou une mort
certaine. La mort, dites-vous ? Elle ne lui fait plus peur. C'est le vivant qui
doit la craindre, tiendrait-il à narguer ainsi ses ultimes décisions, ses
définitifs désespoirs. Je le vois partout agir involontairement, se dresser, se
redresser, essayant la levée de son torse, essuyant ses revers, ses sueurs.
Las, en fin de chaque crépuscule : il attend en guettant une autre aurore, un
nouveau jour où il pense y trouver une issue, un remaniement, une conjugaison
enfin à son pronom personnel indéfini. Il voudrait voir le temps se mettre à sa
première personne du singulier et son verbe s'extraire à tout impératif. Il
dira un jour, son siècle, ses ans, ses mémoires ainsi que les déboires d'un
temps qu'il ne faillait pas vivre. Ce type de citoyen
remplit la rue. Il crèche dans tous les hameaux, dans des promotions
immobilières, dans le logement social, en trimardeur ou dans des manoirs. Il
est partout et se demande qui de lui ou de ceux qui le gèrent est responsable
de ce qu'il est advenu en droits et en devoirs ?