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Faces miroitantes de l'exil

par Kamal Guerroua

Il est mille manières de ne pas guérir de son chagrin d'amour. Il est mille manières de ne pas oublier son enfance, de ne pas effacer ses souvenirs de la pellicule de sa mémoire, de ne pas guérir du mal de son pays. Peut-on être migrant et heureux ? Autrement dit, est-il possible que la nostalgie ne prenne pas le dessus sur l'intégration ? Mais s'intégrer à quoi au juste? C'est là tout le problème. Le peintre José Correa a pu écrire un jour : «Je venais du Sud... de l'autre côté du Gibraltar...y revenir me hantait jusqu'à l'obsession» La France pour Correa, ne fut pas ce qu'il imaginait, mais pire: un piège. Et lorsqu'il a osé écrire par défi : «chez moi au Maroc», on lui a répondu tout de suite: «tu nous saoules avec ton Maroc». Et c'est l'histoire de l'impossible oubli! Pour Correa, le Maroc est un pays magnifique, son pays natal inoubliable. En revanche, pour celui ou ceux qui l'accueillent, le Maroc est un pays de «souvenirs» à oublier.

S'oublier pour s'ancrer dans l'autre ; s'effacer pour exister ; se déguiser dans le parler, le manger, les habitudes, le comportement de l'autre, pour être ce que l'on n'est pas réellement ou ce que l'on peine à être. S'inventer un nouveau profil, comme dans les réseaux sociaux, pour vivre à l'abri du risque d'être débusqué, dans la tranquillité d'esprit, loin des remords et des regrets, pour être pris pour «cet autre intégré» que l'on n'est pas, pour «se désintégrer» aux yeux de celui qui nous accueille, mais qui se montre peu disposé à nous accepter tel que l'on est, ou du moins tel que l'on veut être. Et puis, la nostalgie perturbe.

Elle est toujours là, à casser le rythme de notre adaptation, à faire s'ébruiter nos contradictions, à ramer vers le rocher de notre identité calcifiée au plus profond de notre être, pour le malmener, pour l'égratigner, pour le creuser, à nous dévoiler, à nous dénuder, à nous rappeler, sans cesse, que l'on n'est malheureusement pas ce que l'on prétend être! Un drame de conscience à nul autre pareil ; un déchirement ; une douleur ; une souffrance. «Ici, m'écrit un ami des Pyrénées, en voyage en Amérique latine, je discute avec des Haïtiens émigrés (nous avons la langue en commun, et donc une histoire), et la majorité me disent qu'au début, ils ont supporté le racisme, mais dès qu'ils ont trouvé du boulot ( surtout dans les supermarchés), cela s'est arrêté.

Le Chili par exemple, poursuit-il, «'subit» des vagues migratoires de milliers de clandestins vénézuéliens, et surtout de Colombiens qui, eux, ont la mauvaise réputation de ne pas s'intégrer : ils volent : ils violent ; ils trafiquent ; etc. Du coup, peut-on être migrant et heureux ? Peut-on répéter, à la manière de mon grand père italien, que : ma patrie c'est celle qui me donne à manger ?» Il paraît que, pour mon interlocuteur, point de nostalgie s'il y a intégration et l'intégration, pour lui, n'est autre qu'un mariage naturel avec le travail, le salariat, la citoyenneté, le monde moderne avec ses remous et ses trépidations. Or, il me semble qu'il a oublié un détail des plus importants : le rapport passionnel à soi, à ses racines, à sa terre-mère que le migrant porte en lui comme un disque dur.

Sa mémoire est une blessure béante, vivante qui ne s'apaise pas si rapidement, quoiqu'il fasse, avec les composantes de la société moderne. Il est juste dans l'abri provisoire; il est en stand-by, car il n'est pas l'arbitre de soi. Cela est d'autant plus complexe que cette intégration dont il fait l'objet est un processus douloureux qui l'oblige à l'oubli : l'oubli «impossible» de soi et de ce qu'il est, réellement. Une entreprise difficile qui demande d'énormes sacrifices et du temps, beaucoup, beaucoup du temps.