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Une cousine oranaise et son mariage au pôle Nord

par Sid Lakhdar Boumédiene

Deux évènements dans ma jeunesse m'ont conduit à militer toute une vie contre la fracture identitaire et territoriale. L'un d'entre eux est lorsque nous apprîmes qu'une cousine, dont je ne me souviens ni du nom ni du rang familial (dans le sens de la place dans la branche familiale), allait se marier dans une ville très lointaine. Ils avaient l'habitude des mariages avec des contrées «étrangères», entre Tlemcen et Oran, par exemple. Mais là, mes chers lecteurs, c'était comme si la jeune fille avait choisi le pôle Nord comme destination de son amour. Les gens écarquillaient les yeux de stupéfaction, on allait la perdre définitivement, impossible qu'on revienne de nulle part. Les distances ne permettaient pas d'imaginer concrètement un lointain si astronomique.

Déjà, en allant visiter ma grand-mère, à deux cents kilomètres, on préparait les gourdes d'eau et on en parlait pendant trois jours tant la route et les voitures de cette époque n'étaient pas celles d'aujourd'hui, comme le dirait monsieur La Palice. Lorsque nous atteignions le village de Rio Salado, c'est comme si les anciens équipages de la marine à voile apercevaient la première mouette qui annonce une terre encore lointaine mais déjà perceptible. Alors, vous rendez-vous compte le choc que cela fut lorsque cette jeune fille allait se marier sur la planète Mars. J'avais à peine entendu parler auparavant de cette ville mais les discours de certains étaient effrayants. Il faisait encore plus froid qu'à Saïda, l'année du gel dont tout le monde se remémorait avec une nostalgie lointaine et exceptionnelle. Puis ce fut les pleurs et les embrassades de ceux qui ne pensaient pas se revoir, déchirés par la douleur d'un exil si terrorisant. Oui, mes chers lecteurs, c'était comme cela à cette époque. Et plus tard, à la mienne également, j'avais été rechercher mon Algéroise à 500 km de là. Mais c'était plus proche car l'amour a pris naissance à Paris. Plus tard également, j'ai perçu la dimension de l'évènement concernant la fameuse cousine. Je m'en suis remémoré le souvenir lorsqu'on m'avait appris que mon frère aîné n'avait jamais eu aussi froid de sa vie qu'à Batna, au service militaire, dans un régiment de blindés. Eh oui, cette contrée si lointaine, inaccessible, c'était Batna, aujourd'hui à moins d'une heure de vol d'Oran. J'en souris encore bien que la leçon fût déterminante pour moi, avec un autre évènement de mon enfance.

Mais dans cette histoire, ce qui m'avait le plus marqué, c'était le mot qui, lui, m'était totalement inconnu. C'est que cette cousine allait non seulement au pôle Nord mais également épouser un Inuit, peuple indigène de cette contrée, c'est-à-dire un Chaoui. C'était la première fois de ma vie que j'entendais ce mot. Je dois dire que j'exempte toute forme de dires désobligeants dans le cadre familial très restreint, à la maison. Mais j'éviterai de décrire les stupéfactions des visages de la famille plus élargie que j'avais vus à ce moment des années 60. Pourtant, la leçon de cette histoire comporte tout de même un volet plus optimiste. Car cette jeune fille avait bravé toutes les frontières et les murs de l'époque pour rejoindre celui qu'elle avait choisi comme bonheur dans la vie. C'était, relativement aux blocages d'autrefois, une prouesse plus osée et courageuse que celle des jeunes filles de nos jours dont le seul exil terrifiant est dans des mystiques liberticides.        Je n'ai plus jamais eu de nouvelles de cette cousine que je connaissais à peine. Je l'embrasse, plus de cinquante ans après, avec une tendresse infinie.

Elle avait réussi l'inimaginable.