Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

L'affrontement

par Moncef Wafi

L'occupation de la rue pour expression est devenue, ces dernières années, le moyen de pression le plus radical exercé par les citoyens sur les autorités publiques. On se réveille, et après le café du matin, on sort les pneus usagés, les blocs de pierre et les troncs d'arbres pour barrer la route. Pour un oui, pour un non, parce que le maire est un gros incompétent ou qu'on veut se faire construire un terrain de foot à côté de la maison, on rameute le village, on décrète une journée morte au douar et on descend tranquillement le long de la seule route, à peu près carrossable du hameau, pour se faire rappeler au bon souvenir du reste du pays. Quand on vit dans le débarras de l'Algérie et qu'on ne possède rien, que personne ne vous entend ou n'entend vous écouter et que le plus haut responsable qui est passé par chez vous est un chef de daïra qui s'est perdu en route, alors, vous n'avez pas trop le choix. Vous n'avez aucun choix puisque le maire qu'on vous a imposé est un fantôme et que le budget a été partagé lorsque vous dormiez. Alors, en désespoir de cause, parce que le transport est une denrée rare, que le gaz est précieux et que le macadam est une confiserie qui fend à la première averse de la saison, vous sortez dans la rue, après le café du matin. On se concerte ou pas, la foule réagit en fin de compte car trop fatiguée de souffrir seule, alors, on décide de partager avec le reste du monde. On se regroupe, on s'interpelle de vive voix, on se tape sur les épaules pour s'encourager, car l'individu est faible, mesquin et lâche, mais la foule transcende tous ces travers. La foule est dangereuse, imprévisible, impitoyable lorsqu'il s'agit de marcher sur un cadavre qui s'ignore. On se cache au milieu de la foule, on vocifère, on se surprend à ne pas avoir peur ni du gendarme ni de l'autorité civile. On crie à tue-tête, on scande ses besoins et on maudit le courant d'air de maire. Les pneus sont brûlés, les blocs de pierre placés en travers de la route et sans crier gare, on prend en otage des gens qu'on ne connaît absolument pas. On entrave leur liberté, on gâche leur journée alors qu'ils n'y sont pour rien dans notre galère. Ils sont juste victimes comme nous du pays et de ses hommes au pouvoir. Ils s'impatientent de l'autre côté du rideau de fumée, les klaxons résonnent et les volants s'énervent. Ils crient, pleurent pour qu'on dégage la route mais comme l'horizon est obstrué, il le sera pour tous. Les minutes défilent, les heures passent et pas l'ombre d'un responsable en trois-pièces. Comme d'habitude, de là-haut, on envoie la cavalerie en vert pour nous tenir en joue. On essaye de nous ramener à la raison, de nous persuader de faire un geste d'apaisement et de dégager la route à ces centaines de quatre-roues dont chacun charrie sa propre histoire. On refuse, la tension monte mais la foule tient bon. Les matraques nous épient mais l'ordre de charger reste dans les tiroirs, enfin, jusqu'à ces derniers temps. Le pays a décidé d'envoyer les bulldozers pour faire le ménage et tout coupeur de la route sera dorénavant considéré comme un coupeur de têtes. Alors, après chaque café du matin, et avant de penser à bloquer la route, la foule se regarde dans les yeux et découvre que, pour une fois, elle a peur.