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Et si c'étaient eux ?

par Kamal Guerroua

On ne saurait être, sans l'ombre d'un doute, que particulièrement touchés par cette magnifique scène du film «Erin Brockovich, seule contre tous», réalisé en 2000 par le producteur américain Steven Soderbergh. Profitant d'une réunion avec quelques sociétés que des clients protestataires auraient accusées de contaminer les eaux potables de la ville de Hinkely, en Californie, l'héroïne, autodidacte de son état, apporte elle-même entre ses mains un verre d'eau contaminée par des rejets toxiques et le propose, à la surprise générale, à ces patrons indifférents et bouffis d'orgueil : «Vous prétendez, se moque-t-elle avec malice, que cette eau est parfaitement saine à boire? Ok, alors buvez ça !» A peine le verre fut-il posé sur la table, les mines commençaient à se renfrogner, puis bouder carrément. Médusée et scandalisée, l'assistance détournait, du coup, son regard ailleurs, comme opposant une implicite fin de non-recevoir à la proposition de la brave dame. Ça s'appelle, tout court, en diplomatie «un renversement de rôles» ! L'affaire révélée, depuis, aux médias, la militante écologiste a réussi en 1993 à avoir gain de cause, obtenant des dédommagements conséquents qui auraient été versés à chacune des victimes de ce scandale de pollution. En Kabylie, les anciens ont l'habitude d'invoquer une métaphore similaire, celle de ces gens qui blessent à dessein les autres en plein œil, le cas de ces patrons-là, mais qui ne veulent cependant jamais qu'on leur fasse pareil ni, du moins, reconnaître leur méfait ! Et si la situation s'inverse? Autrement dit, et si c'étaient les arroseurs qui seraient arrosés à leur tour? Morale de l'anecdote : ce n'est que lorsqu'on se sent mal qu'on comprendra l'ampleur du mal qu'on a causé aux autres. Ce qui illustre d'ailleurs ce dicton tiré directement du dialectal : «Ma yeh's bel'djemra ghir li k'watou» (ne sentant la braise que celui qui marche dessus). Inversons maintenant les rôles en Algérie et appliquons la modique recette de Erin Brockovich sur n'importe quel ministre de notre chère république. Invitons-le ou proposons-lui de remplacer, n'était-ce pour quelques jours, un citoyen lambda qui vit avec sa femme et ses quatre enfants dans un F3 à Bab Azzoun à Alger. Qui plus est ne bosse pas ou très peu, puis, sort leur acheter dans un marché de détail voisin un kilo de sardine à 750 DA, un autre d'ail à 1.400 DA, deux kilos de patates et, enfin, une livre de foie pour un proche malade (j'évite de rappeler le prix de celui-ci par peur de susciter le dégoût de quelques lecteurs). Sûrement, notre ministre, longtemps «optimiste» quant aux perspectives économiques du pays, sortira aussitôt vite de ses gonds et commencera à râler comme la plupart de ses compatriotes à qui son gouvernement aurait conseillé, le plus normalement du monde, de «serrer la ceinture», d'être patients et armés de courage pour surmonter la crise. C'est que les nôtres ne voient ni subissent le poids de cette crise-là sur les leurs que le jour où celle-ci les touchera directement, eux. Il est évident qu'un tel scénario qui a un peu moins de 10% de chances de se produire en Algérie, se trouve être le quotidien de tous les Uruguayens par exemple qui, eux, sont heureux de constater que leur président Pépé Mujica renonce, simple et modeste, même à son salaire, vit dans sa propre ferme, refuse les honneurs, serre la main de tous ses concitoyens, les soutient, les aide et partage leurs problèmes !