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Le sens des choses !

par Kamal Guerroua

Par-delà l'élan créateur qu'il offre, l'acte d'écrire devrait toujours être un engagement permanent en faveur des autres (les couches sociales défavorisées en particulier) et une tentative sans cesse renouvelée de libération spirituelle de la société des tabous et des obstacles qui se dressent sur son chemin. Si quiconque déroge à cette ligne de conduite, il ne fera à vrai dire que perdre sèchement son temps. Aussi serait-il une grande erreur de considérer uniquement cet acte-là sous l'angle étroit d'une chance inouïe de laisser une trace, fût-elle éphémère, derrière soi. Car, écrire n'est après tout qu'un biais parmi d'autres pour la transmission des messages à la société afin que celle-ci bouge, s'améliore, se réforme, se modernise, etc. En réalité, la bataille de l'écriture est à livrer, d'abord à soi-même, puis à ce qui nous entoure pour rendre possible le progrès sociétal que l'on souhaite voir s'accomplir sur le terrain. Si celui qui écrit aspire seulement, soit par ambition, cupidité, ou manque d'audace, à marquer ses pas d'une empreinte indélébile, chercher une quelconque gloriole, séduire l'opinion dominante par peur ou pour en tirer des avantages, il serait perdant d'avance puisqu'il aurait justement raté l'objectif principal de sa mission, à savoir informer les masses, les instruire, les sensibiliser, les éduquer! En gros, plutôt que d'être un ascenseur social, l'écriture devrait être une sorte de thérapie à large échelle. Autrement dit, cette aventure courageuse au moyen duquel l'on sera amené à prospecter, d'un cap à l'autre, les faces irréversibles de la vie publique pour y voir plus clair, proposer des solutions aux crises, guider le peuple vers le salut..., être des éclaireurs. L'image de ce timonier qui dirige sa barque, au péril de sa vie, entre les vagues d'une mer en rage me fascine tant! Elle se colle parfaitement au profil du noircisseur du papier. Quoique ce dernier soit souvent contraint à observer, analyser sa société et porter dans la neutralité un regard sur elle, son écrit devrait refléter l'aspiration profonde de cette dernière à l'action, au renouveau et au changement. Le romancier italien Cesare Pavese croit par exemple que l'unique solution à «cette vie qui fatigue» (le mot est de Frantz Kafka) réside dans l'écriture. Celle-ci est à ses yeux le seul métier impérissable qui peut rendre l'humain heureux. Quant au Français Paul Léautaud qui mourut pauvre et désespéré, il se qualifie lui-même dans les pages de son journal intime d'«obsédé textuel» qui mène une âpre lutte au quotidien contre l'inauthenticité, l'hypocrisie et les fausses apparences. Bref, celui qui écrit est d'évidence un producteur de rêves pour sa société. D'autant qu'il est censé faire face au vide creusé par l'absence d'idées, en fournissant des alternatives et en présageant l'avenir. Comme il réfléchit profondément à la fois à sa propre destinée, celle de la communauté à laquelle il appartient et de l'humanité en général. Autant dire, il essaie d'éviter que les rêves s'échafaudent et les espoirs s'écroulent...