Que peut-on
dire quand on est dans cette foule anonyme qui n'assume guère son quotidien,
dans cette masse des usagers du service public confrontés à la terreur de la
bureaucratie administrative, parmi ces jeunes déçus qui se bousculent dans les
files d'attente pour des «visas» tout près des consulats étrangers, parmi la
cohorte de ces chômeurs dépités ; atteints par cet espoir altéré de partir vers
un eldorado qu'on sait tous maintenant factice? Que dire quand on est de ces «hittistes» renfrognés derrière les fausses promesses de
quelques élus aussi cupides qu'irresponsables et de tous ces citoyens, les
nôtres, planqués et affaissés par le poids d'une actualité qui ne bouge point? Sinon que le cœur ne tient plus et que nous ne sommes
rien que des recalés d'un système qui nous tourne le dos. Rien que des
»moins-que-rien», silencieux actifs, spectateurs dociles, têtes baissées et pas
lourds qui suivent le rythme de la danse de la soumission. Que c'est dur pour
nous de voir poindre cette peur immense de l'inconnu et de vivre ainsi en
prévoyant le pire, toujours le pire, la fin des rêves, l'extinction des
espérances et l'amorce de la grande désillusion d'un pays qui agit peu, rêve un
peu moins ou presque et distribue à ses enfants avec parcimonie des miettes
d'une rente pourtant combien abondante! Que c'est dur
pour chaque Algérien de commencer sa journée en mode lamento, dénonçant avec la
même hargne les tracas, les gênes, les tourments, les contraintes, les
exaspérations comme tous ces trucs désagréables et ces empêchements
contraignants qui le poussent au mieux à être nerveux, au pire à attraper une
déprime chronique. Il en est, certainement, de même pour le cas de ces villes
devenues encombrées et encombrantes pour nos esprits. Ces pavés pleins de
trous, ces dos d'âne ainsi que ces nids-de-poule qui jonchent une «célèbre»
autoroute à peine inaugurée en grande pompe par la nomenklatura, ces poubelles
déversées partout et débordant sur les trottoirs, ces embouteillages
acrimonieux même en dehors des heures de pointe, ces policiers qui ne sont
jamais là quand il le faudra et qui nous collent, mine de rien, des amendes à
foison rien que pour des fautes parfois futiles. Et aussi ces
bus bondés qui nous étouffent, cette tirelire qui ne sert pratiquement qu'à
être fourrée dans la poche, ce faible dinar qui singe le ridicule, ces réseaux
sociaux qui dévorent le temps déjà mort d'une jeunesse désargentée et sans
ailes, cette sensation de perdition d'une société qui ne sait pas aborder un
chemin en lacets vers le modernité, le peu de sourires, les regards
mélancoliques sinon vides de beaucoup de nos jeunes filles devenues, malgré
elles, des célibataires endurcies à cause des frais exorbitants des noces et...
de cette misogynie qui voit dans chaque femme qui travaille une menace pour la
couple et la famille, cette tuyauterie médiatique rouillée par des chaînes-télé
bidon qui pullulent comme des champignons et courent derrière les buzz... Que peut-on dire, enfin, quand on habite un
village de cette Algérie périphérique, enclavé, coupé du monde, sans transports
en commun ni commodités ni lieux de loisirs? Qui plus
est, livré aux orages d'hiver et aux canicules d'été et oublié de ces nantis
hautains qui ne pensent qu'à leurs panses? Que dire
quand l'épuisement nous fait baisser les bras, renoncer aux ambitions comme aux
combats qui en vaudraient vraiment la peine, sinon que nous ne sommes que des
êtres inutiles qui s'enferment dans leurs carapaces, attendant que le cortège
de tous ces problèmes passe...