Bruxelles. Temps pluvieux, dimanche. L'Occident suspend son
temps et ferme à clef sa manufacture qui dure depuis trois siècles. Petite
marche dans les rues à regarder les vitrines se refléter sur les flaques.
Moments désincarnés, puis lancer de filet : sur quoi écrire ? Sur son propre
dos. Alias son pays, bien sûr. Il est là, juché sur la tête en permanence,
entre le prénom et l'histoire. On n'est jamais plus proche de sa terre que lorsqu'on
la quitte. Vu d'ailleurs, le pays est une vaste énigme : il n'a pas d'image
terroriste, pas d'image de touriste, pas d'images dans le binaire mondial :
pays fréquentable / pays infréquentable. La neutralité algérienne est devenue
une invisibilité fascinante. C'est une vieille recette en temps d'orage. Le
régime a organisé l'invisibilité de l'Algérie et joue sur la peur de l'Occident
: pour les Occidentaux un pays invisible est déjà un pays calme. Donc sans
problèmes à partager avec eux. Dès que vous rencontrez des officiels européens,
ils vous posent la question que vous posent tous les cafés algériens : comment
voyez-vous l'avenir chez vous ? Hésitations, puis feuilletage rapide du
dictionnaire, puis phrases mal coiffées. En vérité je ne le vois pas. L'après-Bouteflika
est comme le « pendant-Bouteflika ». Lire l'heure ressemble à lire une pierre
tombale. On ne sait rien. Le bonhomme a réussi l'impossible depuis le congrès
de la Soummam : privatiser le pays au point d'en faire une affaire strictement familiale.
Le pays est comme son Président : invisible, rusé, faussement neutre, rigide, «
doublé » par la famille, puissant mais malade, riche mais méfiant, diplomate
mais susceptible. En gros, on répond que c'est difficile : on va vers le mur
mais le mur n'existe pas, comme a dit un collègue. Le régime n'a pas dégagé de
« solution », de transition. C'est un duel épique : le pays, le Président.
Celui qui tire le premier, meurt le dernier. Saïd Président ? Peu sérieux.
Quoique ce peuple, qui a voté pour une photo, peut voter pour un livret de
famille. Café puis discussion ouverte. En gros, on comprend que l'Algérie de
Bouteflika est regardée avec prudence. On ne sait pas quoi en penser et s'il
faut le dire. On devine que l'après-Bouteflika est dangereux, mais le «
pendant-Bouteflika » donne à espérer confondre, par confort, immobilité et
stabilité. A la fin, la discussion s'enlise, car il n'y a rien de neuf, rien
qui se profile et rien qui soit facile à comprendre. La Corée du Nord africaine
est une île. L'Algérie est une énigme sans solution et donc il faut vivre avec
comme avec un tatouage. En gros, ce pays est un paradoxe mais son régime a
toujours su avoir raison en mode international : il s'est créé un capital
confiance, à défaut d'un capital sympathie. Une sorte de dictature qui a
toujours raison et retombe sur ses pieds. Donc pas de réponse. L'officiel
hausse un sourcil puis cherche un nouveau sujet. Le dossier est clos sur une
évidence : « les vôtres sont d'une susceptibilité énorme. Il vaut mieux rester loin
». Parler de la culture alors ? L'Algérie est si peu esthétique : elle n'est
pas un sujet qui emballe, n'a pas de Joconde ou d'art distinct, pas d'exotisme.
Autant parler d'un pot de géraniums élevé dans une alimentation générale ou
d'un jerrican de gasoil avec un tracé de frontières. L'islamisme ? Oui, un peu.
L'islamisme algérien ne fait pas la grande actualité. Un petit détail
d'importance : le régime exporte une très efficace coopération internationale
anti-terroriste. Il a de l'expérience et des fichiers et de la disponibilité.
C'est un bon flic, mauvais démocrate. Et en temps de guerre, la démocratie est
un rouge à lèvres. C'est gros marché flou, petite démocratie fausse, moyenne
destination internationale. Le nom du prochain candidat du régime ? C'est celui
d'une SPA ou d'une SARL. Peut-être.
Bruxelles. Quand l'Occident ferme ses vitrines et baisse
ses rideaux le dimanche, un bruit étrange et inconnu le traverse : le silence.
Les lointains grondement des avions le trouble: des poissons glissant dans les
profondeurs grises d'un lac inversé, céleste.