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Un bref instant de mémoire vive

par Kamel Daoud

Dans le langage pensé, on appelle cela l'Algérie plurielle : l'Algérie arabe, l'Algérie amazighe, l'Algérie juive, l'Algérie chrétienne, l'Algérie ottomane, l'Algérie espagnole?etc. L'une mange presque toutes les autres, les nie, les appauvrit, les exclut, les refuse. L'Algérie amazighe essaye de survivre. Parfois on lui tire dessus, parfois c'est la prison, le chant, la rébellion, la tentation d'autonomie, la dignité. Douloureuse, arrachée à la terre vers la montagne, méprisée, repoussée mais résistante. L'Algérie espagnole est en ruine. Des murs, des frontons, quelques forts et presque rien dans les manuels scolaires. L'Algérie ottomane est curieusement vécue : revendiquée par les descendants des Koulouglis comme une racine, elle est incolore dans la mémoire : on en a hérité le mode de gouvernance, la régence, la façon de désigner le Dey du moment et les présidents, la pensée janissaire, les modes de milices et le mépris Cité/Tribu. L'Algérie chrétienne est encerclée, à peine tolérée, niée elle aussi. Réduite à un poids mort sur une croix effacée : on la traite comme une entité exogène, étrangère alors qu'elle a participé à la guerre de Libération, qu'elle a habité le pays avant l'Islam, qu'elle a enfanté Saint Augustin et ses Confessions et qu'elle a été là pendant la décennie noire, la guerre grise, la paix floue. Elle a payé de son sang, des siens et essaye de faire modeste figure parce qu'elle sait que le pays est susceptible, malade de ses racines, violent et emporté. On essaye de la lier au Vatican pour mieux la cerner dans le statut de « l'Etrangère » là où elle affirme son algérianité mais avec résignation au silence. L'Algérie saharienne, elle aussi réduite au silence et à la dune, soupçonnée de sédition, traitée comme une vache renversée, pis en l'air. Visitée dans l'exotisme et tenue à distance par un barrage vert dans la tête noire.

Reste l'Algérie juive. Celle-là est aussi ancienne que le pays et même plus ancienne que lui. Elle n'est pas enseignée, elle est stigmatisée, objet d'hystérie et d'hallucinations. Elle est évoquée comme une peste ancienne, confondue avec le sionisme dénoncé, la question palestinienne et la réponse « arabe ». Elle est chantée, rejetée, refusée, interdite de territoire et de mémoire et pourtant elle est là. En silence et persistance. Elle a partagé le sel et le quartier, la guerre ou le refus de guerre, la colonisation subie ou désirée. Elle est divisée comme le pays et son ventre. Nos grands-parents la vivaient avec calme, les générations arabo-bathistes la vivent comme une hantise, une trahison et un complot étranger. C'est donc cette Algérie juive qui, pendant quelques heures, a été assumée, puis vite pliée et rangée après l'enterrement de l'acteur français Roger Hannin. Images inédites pour les générations Benbouzid de l'enterrement dans un cimetière israélite, avec le rite du lieu. Le juif d'Algérie ayant été effacé de la mémoire, des plats, des souvenirs, des livres et de l'histoire épique. Cela réveilla une curiosité mais provoqua cette hideur de ceux qui ont criée « au juif ! ». Espace de contradiction du régime qui enterre dignement un ami de l'Algérie mais qui fabrique dans les écoles la haine de l'autre, de l'étranger et qui efface nos Algéries pour le bénéfice morbide d'une seule. Déni de l'histoire, protocole de la sépulture. On n'est accepté dans sa différence que mort. Vous pouvez visiter l'Algérie mais dans une tombe.

Algérie plurielle donc, refusée par l'Algérie de l'histoire unique et de l'identité dite arabe. Algérie rêvée de notre guérison, refusée par l'Algérie hideuse de nos dénis et qui est inculquée à nos enfants dans les écoles, perpétuée par l'Algérie islamiste qui dessine un nouveau territoire à la place de celui de nos mémoires, histoires et martyrs. Algérie résistante face à celle qui veut tout dévorer. Algérie fragile et qui, pourtant, a survécu à toute les colonisations. Et qui survivra à la haine de soi d'aujourd'hui, aux journaux Talibans et aux écoles sinistrées, cheikhs « gynécologues » et générations « je suis n'importe quoi ». Algérie de Hannin, Assia Djebbar, Dib, Messali, Maatoub, Massinissa, l'Emir et autres morts bienveillants.