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Au
rond-point est de la ville qui s'étend dans l'art algérien de l'inachevé
urbain. Un jeune homme rigole au volant avec son passager. Il bloque presque
toute la rotation. Des klaxons, des coups de phares, des insultes. Aucune
réaction. Le bonhomme rit, se penche pour chercher un téléphone puis jette, au
passage, un coup d'œil sur les autres Algériens qui veulent le lapider. Fascinant
regard vide comme une trace de pas. Troublant aux yeux du chroniqueur. Une
totale absence à l'Autre. Une mort de l'œil et du lien. Le bonhomme ne
ressentait ni honte, ni gène, ni colère, ni rien. Juste une sorte d'hébétude
face au reste du monde, de l'indifférence, du néant à deux pattes. Puis le
bonhomme se tourna vers son ami, se réanima brusquement et continua à
discourir. Mort obtuse avec vue sur la vie. Ce même regard que l'on croise dans
le visage de l'Algérien qui ne vous connaît pas, ouvre sa fenêtre, jette ses
ordures du haut des trois étages, vous toise, puis se retire et ferme ses volets.
Pas de lien, vous n'êtes pas une preuve de vie à ses yeux. De la rupture totale
du lien de communauté. Un non-sens. Une indifférence obtuse. Et elle se
multiplie, devient une attitude : beaucoup d'Algériens ne ressentent pas
l'Autre comme limite de leur liberté, mais comme minéraux, cailloux. Chacun est
en repli exact et strict dans son univers tourné vers l'intérieur. Le chez-soi
que l'on emporte comme un périmètre ambulant. Le reste ne me concerne pas,
n'existe pas, n'est pas et ne m'oblige à rien. Règle de l'Obtus national. Visible
surtout au volant, dans les manières de stationner, dans les yeux du policier
hagard et totalement assommé par sa position debout, dans les yeux vides de
l'employé de guichet qui ne vous voit pas mais ne voit, par sélection optique,
que les siens. Et à bien y réfléchir, il s'agit d'une mort, nationale, lente,
cette indifférence à l'autre, cet affaissement de l'altérité en singularités. Ce
désert. On ne se sent pas uni, emporté par la communauté, lié ou engagé et
responsable ; on se sent seul, animé par le seul cercle des siens et de ses
sangs, défendant un territoire dans un train de millions d'inconnus passagers
autant que vous mais inconnus absolus les uns aux yeux des autres. Contraint
par le même wagon, mais ménageant des cosmos de repli sur soi qui dépeuple le
monde.
Cet Algérien est aussi le produit de la décennie 90, de l'éclatement de l'élan commun, de l'échec de la morale et du civisme, de la fin de l'Etat. On est Algérien par défaut, par impossibilité de se fuir, de fuir, par la loi de la proximité. Dix minutes plus tard, au bout du rond-point, un autre avec les mêmes yeux éteints. Puis un autre. On est peut-être tous ainsi : morts se croisant, agités par des électricités routinières. C'est aussi le regard de Bouteflika, perdu sur sa chaise, fixant une ligne d'arrivée qui lui a coûté une vie entière. Les regards des derniers mètres quand il ne reste en soi que le serment morbide et obtus de ne jamais lâcher prise. Ce regard insensible aux jugements des autres, aux ridicules de la posture ou au sinistre de la situation. Chacun dans son monde. Le clan qui règne aujourd'hui, les sujets, le bonhomme dans sa voiture, le policer ratatiné et mal vêtu. Le premier peuple nucléaire ? Très possible. Bouleversant de révélations ce regard du conducteur, son néant percé de deux trous noirs. L'Algérien a deux faces : d'un côté il est vivant, face aux siens, excité, exubérant ; de l'autre, quand il regarde les autres, il est le portrait précis d'un terrain vague. |
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