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La preuve par Google: que faire des «Arabes» ?

par Kamel Daoud

Que faire des «Arabes» ? Meursault en tue un. Daech en tue beaucoup. Sous le même soleil et avec la même gratuité. Les guerres aussi, la décolonisation, le terrorisme, les dictatures. Mais cela ne résout pas la question : comment tuer ce qui n'existe plus ? Lu sur Courier international un article fascinant : les difficultés qu'a Google, le futur cerveau du monde, à perfectionner la traduction automatique de l'Arabe. Comment faire ? On s'imagine la traduction du Coran par Google automatique : une hérésie. Cela va coûter encore des vies, des attentats, des marches dans le monde et des gens piétinés ou lynchés au Pakistan, des drapeaux brûlés, des otages. Impasse pour le géant du monde : il s'en sort en verrouillant. « Seuls quelques versets coraniques sont traduits à la lettre, puisque, considérés comme sacrés, ils ont été préenregistrés afin d'éviter toute erreur. » rapporte le journaliste. Et le reste de cette langue qui a un mot pour chaque grand de sable dans le Sahara ? Dix mille difficultés : d'abord les internautes « arabes ». Ils sont peu coopératifs et n'aident pas à la traductibilité de cette langue par des aides, participations, assistance et propositions. Paresse, tribus, nationalismes primaires, querelles. Les traductions sont même sabotées par les ajouts locaux, les barbarismes, les disputes entres nationalités « arabes » dont chaque internaute veut faire la promotion de sa langue nationale et pas de l'idiome théorique. Toutes les guerres arabo-arabes se retrouvent sur le champ de cette langue : les monothéismes ayant ce vice de vous unir autour d'un Dieu et de vous séparer sur tout le reste. Donc, sur le champ de leur langue idéalisée, les « Arabes » ne s'entendent pas, se battent, se déchirent, se fourvoient ou se trahissent les uns les autres. A lire : « De plus, il ne s'agit pas de textes dûment établis ? études, rapports officiels, textes journalistiques ? mais d'une foule de textes disparates, écrits en divers dialectes sur d'innombrables forums et blogs bourrés de fautes, de tournures bancales et de barbarismes.

Ce qui ne facilite pas la tâche des linguistes, qui ne peuvent pas s'en servir pour améliorer les performances de la traduction électronique comme ils le font pour les autres langues. Le second facteur se situe au niveau des utilisateurs. En effet, Google permet aux utilisateurs de noter les traductions, de signaler des contresens ou de proposer des améliorations. Or rares sont ceux qui le font. Pire, beaucoup ?sabotent? en s'amusant à suggérer des traductions fantaisistes ». En clair : beaucoup de mauvaise foi.

Ensuite ? Selon l'article signé Mahmoud El-Hajj, Beyrouth, il y aussi une autre raison : « le faible volume de textes arabes sur Internet, avec seulement 3% du contenu total de la Toile au niveau mondial, toutes langues confondues ». Sinistre constat : on ne produit pas, peu, si peu. Mais on trouve à commenter sur le monde, le refuser, lui reprocher nos reflets et nos ombres mais on n'y participe pas, même pas par une allumette destinée à éclairer une parcelle du monde.

La dernière raison de cette « intraducatibilité » selon Google est la guerre avec Israël. « Il y a trois ans, le service de Google s'était transformé en champ de bataille entre internautes israéliens et arabes, les uns et les autres se dénigrant mutuellement. On suppose que ce sont des internautes israéliens qui ont essayé, fin 2010, de faire en sorte que la phrase ?Israël will die? [Israël mourra] devienne en arabe ?Israël ne mourra pas?. De même, la phrase arabe ?L'islam n'est pas une religion terroriste? a donné le contraire en anglais : ?Islam is the religion of terror? [l'islam est la religion de la terreur]. En face, les internautes arabes se sont mobilisés pour rétablir la bonne traduction pour ce genre de phrases, tout en multipliant les occurrences de formules telles que ?le judaïsme est une religion terroriste? ou ?Israël en enfer?. Depuis, Google a corrigé ces aberrations, sans parti pris politique ni religieux. Il n'empêche qu'un nombre non négligeable d'internautes arabes considèrent l'entreprise Google comme pro-israélienne, puisque ses fondateurs américains sont juifs. Ils ont donc développé des théories du complot à ce sujet et créé des pages Facebook pour appeler au boycott, pages qui, au demeurant, n'ont pas trouvé leur public ». Chute profonde sur un exercice du siècle : les « Arabes » ne créent pas un produit mais sont les premiers à appeler à le boycotter.

Passons. Pourquoi cet article ? Parce qu'il a un effet d'illustration d'une étrange carte mentale sur notre siècle : on se querelle, on refuse nos langues et nos histoires propres en dehors de l'idéologie encore dominante de l'empire arabe d'autrefois, on se débat dans les aliénations anciennes et identitaires, on accuse Israël de nos propre faiblesses et défaites, on ne produit pas, on ne participe pas au bonheur de l'humanité. Cette langue, son sort, son « intraductibilité », son impuissance sur le monde et sa puissance sur ses colonisés est le reflet de notre situation dans le monde. Nous ne savons pas que faire du monde et le monde ne sait pas quoi faire de nous. Cette nationalité fantasmée est un poids mort pour le monde, pour ceux qui la subissent, ceux qui s'en revendiquent, ceux qui la défendent et ceux qui la sacralisent plus que la vie vivante et ceux qui essayent d'y retrouver le corps d'un empire décédé mais sans sépulture.