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Les pickpockets et leurs moutons plaintifs

par Kamel Daoud

P our être efficace, il faut être terrestre: parler de la foi comme d'une facture. Avec 500 euros, on peut, si on le veut, s'offrir une grosse semaine package en Tunisie, entre mer, ciel, sauna, repas. Avec 700 euros, on peut presque caresser la barbe de Castro à Cuba. A 1.700 euros, on peut faire quatre villes de la côte Est des USA, billet compris. A quoi a-ton droit avec 3.000 euros en Arabie saoudite si on est un pèlerin algérien ? Selon les avis unanimes, on a droit à un trottoir, des dizaines de kilomètres de bousculades, des retards d'avions, un demi mètre carré pour dormir, de la camelote chinoise, de la fatigue, de la saleté, pas de carte de métro ni de ticket bonus, des repas de guerres africaines et une immense déception : pour aller vers Dieu, il faut rencontrer l'homme et ses arnaques. Les saisons du hadj algérien sont devenues de si grosses entreprises de désordre que le gouvernement pense à quémander l'expérience iranienne pour s'en sortir. Pourquoi chaque année cela ressemble à un naufrage du Titanic et pas à Errissala jet set ? A cause de l'incapacité de s'organiser, de manager, de l'indiscipline des pèlerins algériens, des arnaques, des luttes au sommet sur ce gros filon d'influence qu'est le hadj des Algériens, etc. Les raisons sont diverses: elles vont de la maffia locale à la tarte universelle que s'offre le régime saoudien au nom de Dieu. D'ailleurs, les gardiens des lieux saints y gagnent plus que le propriétaire céleste lui-même. L'argent de Dieu va à leurs poches pendant que leur pétrole va aux Américains.

 Dans tous les cas de figure, une sorte de marketing des croyances permet de masquer l'industrie du pèlerinage: le pèlerin oublie qu'il est un touriste, du point de vue économique, c'est-à-dire le client d'une marchandise, celle des «services» qui lui sont dus. Du coup, pèlerin devant Dieu, il lui est supposé une sorte d'abnégation devant les manquements aux contrats initiaux auprès des organisateurs de son pays ou du pays hôte. Et chaque année, c'est le désastre, la commission d'enquête puis le tirage au sort pour la saison suivante. On n'en saura rien de plus : personne ou presque ne sait qui gère le gros pipeline du pèlerinage dans ce pays. On sait qu'il y a des quotas, des «passeports de l'Etat», des VIP, des visas de convenance, des monopoles, mais personne ne touche au morceau. L'Eglise du moyen-âge gouvernait par son portefeuille foncier, la Mosquée des «affaires religieuses» gouverne aujourd'hui par la banque des «impôts» religieux et par le filon du hadj. Et si en amont, on y retrouve tout ce qui sent mauvais dans un régime (passe-droit, trafic, privilèges, etc.), il ne faut pas s'étonner de retrouver en aval désordre, cafouillage, détournement, abus de confiance. Et puisque la religion sert à tout, elle sert donc à se faire de l'argent et du Pouvoir. Le régime de l'Arabie saoudite et tous les régimes féodaux l'ont compris. Ici, chez nous, quelques perspicaces Koraïchites l'ont saisi depuis longtemps. Aujourd'hui on parle de tensions entre seigneurs du hadj, de lutte à mort entre clans administratifs pour contrôler cette manne et de hadjis algériens traités comme des vaches. La conclusion ? Tous ceux qui acceptent de faire le voyage dans ces conditions le méritent. Tous ceux qui acceptent de donner leur argent pour les seigneurs de la Mecque le méritent. Tous ceux qui acceptent que ce secteur soit encore géré par des gens dont on ne connaît pas les noms et les missions, les pouvoirs et les salaires, le méritent. Dans une sorte d'élan hypocrite, personne n'ose aujourd'hui, ni dans la presse, ni chez les élites, ni dans les CTRI, ni dans l'opinion, parler des corruptions dans le secteur des affaires religieuses, des fausses carrières, des abus, des courses aux mutations à Paris, des détournements de fonds et de collectes, de luttes de régions et de clans entre représentants de zaouïas et de courants féodaux. Faut-il donc s'étonner de voir les saisons de hadj ressembler à du racket au nom de Dieu ? Non. Ce qui est étonnant, c'est qu'on continue à ne lire dans «affaires religieuses» que le mot «religieuses».