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Caïn

par Bouchan Hadj-Chikh

On ne verrait pas cela chez nous. Un jeune homme, devant les cameras de la télévision, dit avoir pris un congé de quelques jours pour pouvoir se rendre vers sa circonscription afin de voter contre ce qui est proposé à son pays, la Grèce, par Washington et Bruxelles. Donc le Fonds monétaire international et l'Union européenne. Ces institutions prescrivaient une austérité accrue. Une cure d'amaigrissement, en somme, qui leur recommanderait, pour satisfaire les critères, de se délester d'un os ou de deux os.

Imagineriez-vous une personne, dans la même tranche d'âge, originaire d'Oum Bouaghi qui, pour faire entendre sa voixdans sa circonscription d'origine, d'Alger, d'Oran ou de Constantine, décide de faire le voyage pour exprimer, par le simple dépôt de son bulletin de vote. Et être certain que, soit son opposition, soit son plein accord à l'égard de la politique gouvernementale soit entendu ? Franchement, quel est le jeune de chez nous qui s'est déplacé pour voter pour ou contre le quatrième mandat, pour ne prendre que la dernière consultation à titre d'exemple.

Cela veut dit quoi ? Que l'un est certain que sa voix sera entendue tandis que le second, en dépit de ses fortes réserves, sait que son bulletin n'a aucune valeur, ne pèse d'aucun poids sur les décisions qui sont prises par devers lui.

Ce dimanche 5 juillet en Grèce a rappelé, par l'appui populaire renouvelé à la coalition au pouvoir, d'une part, que les panzers de la finance mondiale peuvent être stoppés ou, à tout le moins, les faire douter, d'autre part, que l'idée qu'un gouvernement, porté au pouvoir, ne l'absout pas d'une consultation populaire sur des décisions politiques qui engagent l'avenir d'un peuple. Or, cette liberté d'action, ce blanc-seing, c'est cette dérive -(dont se réclament les majorités par-delà le programme sur la base duquel elles ont été portées au pouvoir ? si peu respecté du reste)- qui a conduit à la faillite de nombreuses sociétés.

Il faut dire que le gouvernement grec avait annoncé qu'il sera ferme sur la question de la dette qui submerge le pays. Il a tenté de s'en sortir par la négociation. Qui n'a pas abouti. Ce qui aurait été surprenant. Mais fallait-il, pour autant, capituler et se renier ? Le gouvernement grec en a décidé autrement en consultant ceux qui l'ont porté au pouvoir. Les électeurs. Qui ont dit « non » à l'austérité. « Oui » à une solidarité des peuples. En somme, il s'agit bien là de remuer les structures figées de l'Europe, les décisions mécaniques? sans avoir commencé par balayer devant sa porte. La Grèce est en effet un Etat incapable de présenter un cadastre acceptable, pour commencer, incapable de collecter des impôts de manière rationnelle, un Etat dont les compagnies maritimes, parmi les plus importantes dans le monde, ne paient aucune taxe, un Etat qui a manipulé, toute honte bue, ses chiffres pour être éligible au sein de l'Europe - si on tient pour vrai que les experts aient été floués.

Le jeune homme d'Oum Bouaghi sait tout cela. Il veut que cela change. Parce que lui n'a pas jugé utile de prendre congé pour voter pour ou contre le quatrième mandat. Lui, il s'est contenté de tourner le dos à la cacophonie, les « je vous l'avais bien dit » contre « le gouvernement a le plein contrôle de la situation » suite à la baisse des prix des hydrocarbures sur le marché mondial. Quand ce ne sont pas les discours fatalistes d'hommes incapables de prévoir le pire pour construire le meilleur, qui gèrent au coup par coup le destin d'un peuple sans projet de société. Attendant les oracles.

On lui cache tout au jeune homme, il ne sait rien. Les difficultés du pays ? Pas son affaire. Ni les siennes ni celles des partis. Les partis d'opposition ? Si facile de s'en proclamer. Il suffit de dire « non » à tout ce qui se dit en face. Quelques rares Partis ou Organisations de Proposition - que si peu de gens écoutent, tentent de ramener à la vie les dormants. Les autres se ruent sur les propos d'une Présidence qui décide de l'agenda de tous, du « quoi débattre », du moment où il faut débattre, d'un remaniement, d'une déclaration du vice-ministre de la Défense, d'un parachutage à la tête d'un parti ou, surtout, d'une Constitution qui n'en finit pas d'être révisée, revisitée. La Grosse Affaire.

De nombreuses années sont passées sans que nous nous soyons aperçus de l'absence de la Xème Constitution, celle qui a habillé le chef de d'Etat.

La Constitution ne changera rien au régime. Pas plus qu'un bulletin de vote, comme l'a compris le jeune homme d'Oum Bouaghi, n'aurait pesé sur une décision politique. La Constitution promettra des libertés qui dépendront de l'étroit couloir de « libertés » qui nous seront accordées, en tant que peuple et, à un autre niveau, en tant qu'Etat. Elle renforcera les tendances néolibérales du pouvoir. Le moment venu, le jeune homme d'Oum Bouaghi ne prendra pas congé pour la voter. Il s'amusera du pourcentage de « oui » que l'on osera afficher.

Les déclarations et critiques du texte ne changeront rien au cours de sa vie. Il le sait. Ce qu'il veut ignorer, en revanche, c'est que le jour il se trouvera devant le mur, dans cette impasse où il se sera laissé conduire, quand il voudra protester, hé bien ce jour-là, il sentira que le terrain sur lequel il pensait pouvoir s'appuyer pour dire son fait aux dirigeants, ce terrain est meuble. Du sable mouvant. Plus il s'agite, plus il s'enfonce.

Les pages des réseaux sociaux évoquaient, ce 5 juillet 1962, avec beaucoup de nostalgies, les espoirs d'un peuple. « Un seul héros, le peuple », lisait-on sur tous les murs des centres urbains. Comme pour rappeler, déjà, aux dirigeants, que ce peuple existe bel et bien. Vigilant. Une vigilance érodée pourtant, par de petites touches politiques, ici et là. Ce qu'il en reste ? Une « direction ». Ni légale ni légitime. Dès lors, les photos des martyrs, et leurs regards sur nous tous sont autant de regards qui nous poursuivront dans nos tombes, nous tous Caïn fuyant nos crimes.