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Trop tard ?

par M. Saadoune

Quelques jours après avoir mis en garde le roi d'Arabie Saoudite contre les graves conséquences d'une exécution d'une sentence de mort contre un cheikh saoudien chiite, l'ancien président iranien, Hachemi Rafsandjani, a dirigé ses critiques contre la tendance de certains chiites à insulter les compagnons du prophète et à fêter le jour de la mort du calife Omar. C'est ainsi que l'on fabrique Al-Qaïda, Daech et les talibans, a-t-il averti. La mise en garde de Rafsandjani a eu un écho. Le roi saoudien a, selon des médias arabes, décidé de suspendre l'exécution du cheikh chiite pour décevoir, comme le lui demandait Rafsandjani, ceux «qui sèment la discorde».

Ce sont quelques éléments ténus d'une très tardive prise de conscience des désastres liés au jeu, en œuvre depuis plus de trois décennies, de l'attisement du clivage sectaire. Les chiites ont, bien entendu, leurs va-t-en-guerre, mais ils ne sont pas les plus nombreux. Depuis la révolution iranienne, les régimes monarchistes arabes, de crainte d'une «contamination», ont joué à fond le clivage sectaire et ont créé des médias spécialisés mis aux mains de religieux bornés et haineux qui attisent constamment le feu.

La «réussite» de cet armement de clivages antiques et pendant longtemps réduit au niveau des «oulémas» est terrifiante. Avec les chaînes satellitaires et le net, le poison sectaire a pris une dimension de masse. Même dans des pays où les chiites n'existent pas ou dont le nombre est insignifiant, on a des hurleurs contre la «menace chiite». Les monarchies arabes ont «réussi» à transformer une divergence politique avec l'Iran - qui d'ailleurs n'osait pas s'exprimer sous le Shah, parrainé lui aussi par le même ami américain - en un problème religieux. Le fait aussi que les chiites - majoritaires parfois comme à Bahreïn - se sont mis à demander des droits dont ils étaient privés est présenté comme une sournoise menée sectaire. Il y a eu durant au moins trois décennies une entreprise d'intoxication massive de la part des monarchies et des réactions du même type du côté iranien. Les choses se sont accélérées avec l'invasion américaine de l'Irak.

Aujourd'hui, il existe une union «sacrée» contre Daech, mais il ne faut pas oublier que celui-ci n'est pas tombé du ciel. La bêtise politique de Maliki, les fonds des pays du Golfe ont réussi quelque chose de totalement inconcevable : donner une base de masse à un mouvement ultra-radical qui s'incarne dans le Daech. Il n'existe pas d'accident en politique, il y a eu une succession d'actions et «d'investissements» qui donnent au final un résultat. En Irak, des gens aujourd'hui catalogués « sunnites» mais qui se sont toujours pensés laïcs ont fini par se dire prêts à tout pour ne pas subir le pouvoir de Maliki. Entre la peur et la haine, même ceux qui ont des instruments pour garder la distance ont fini par être pris dans la dynamique de la haine.

On ne connaît pas un dirigeant sunnite du niveau de Rafsandjani qui est allé aussi loin dans la critique de son propre camp présumé. La décision - non encore confirmée officiellement - du roi saoudien de ne pas exécuter une sentence contre un homme qui, selon Amnesty, n'a fait qu'exercer un droit à l'expression sans violence n'est pas un «cadeau» fait à Rafsandjani. Elle est dans l'intérêt de l'Arabie Saoudite. Les problèmes n'étant plus limités aux frontières d'un pays, cela peut passer pour un geste d'apaisement.

On est loin cependant du désarmement d'un sectarisme créé de toutes pièces et devenu, à force de matraquage, une sinistre «réalité politique». Toute cette haine qu'on a semée - et qui continue de l'être - pèse désormais lourdement. Est-il trop tard pour inverser la tendance ? Se poser la question est déjà un signe de la gravité du mal?