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A côté, ou en parallèle à la
grande poésie proprement en vers, un authentique récit captivant est imprégné
de part en part de poésie, car, selon la très subtile remarque d'un écrivain de
la première moitié du 20ème siècle, «la poésie est le passeport du prosateur.
C'est seulement par elle qu'un roman peut durer, [parce que] elle transfigure
et purifie, selon le mot de Mauriac» (André Négis
«Mon ami Carco», Albin Michel, 1953, p.196). En essayant,
quelque peu, d'aller aux sources de l'écriture poétique, l'on pourrait dire
qu'un grand récit, ou mieux encore un roman poétique inspiré, est une mosaïque
faite de bribes de vie extraordinairement amalgamées, miraculeusement
transformées et remémorées, de souvenirs, d'images entrevues dans l'enfance et
l'adolescence, d'aventures vécues ou imaginaires, d'histoires passionnantes
racontées un soir d'hiver au coin du feu, de lectures choisies, de rêves
inaccessibles, de rêveries et de désirs sans fin, et bien d'autres choses
encore (documents préservés comme des reliques, dessins, photographies, objets
de culte gonflés d'amour, et qui donc comptent énormément dans la vie d'un
homme) qui font partie intégrante de la vie d'un poète, d'un créateur, d'un
génie artistique en quête (dérisoire et insensée pour les esprits obtus)
d'éternité, même éphémère? Cette quête pourrait commencer par des
souvenirs d'expériences fortes et originales, de visions (qui pourraient être
magistralement concentrés en un chef-d'œuvre) qui auraient marqués l'âme d'un
poète en mal d'être, à la recherche désespérée d'une incontestable originalité,
un rêve qui l'habite de plus en plus, inexorablement, immanquablement,
totalement.
Je n'oublie pas en parlant de toutes ces expériences, parfois extrêmement variées et riches, dans la vie d'un homme, qu'il y a des cas uniques, peut-être une fois par siècle, de météores fulgurants dans la poésie d'un pays donné (je pense à Arthur Rimbaud) où un adolescent de 16 ans est déjà un poète génial ! Mais là je serais forcé d'invoquer un point de vue platonicien (je ne m'aventurerais pas à utiliser le mot, terriblement vague, de «don» et qui confond tous les lexicographes des dictionnaires du monde), comme quoi l'âme d'un être humain connaîtrait tout, absolument tout ce que pourrait connaître cet être une fois né, et que donc à travers la réminiscence ce même être, même à un jeune âge, re-connaîtrait la vérité de toutes choses -y compris la poésie authentique- qu'il aurait connues dans une autre vie ? Cela nous mènerait certainement loin, très loin dans des spéculations longues et inutiles sur la poésie dont il est question ici, et qui est essentiellement le fruit qui résulte de nos contacts avec le monde sensible, et des rêveries qui s'en suivent. Pour illustrer un peu cet engouement pour tout ce qui tourne autour d'un récit poétique, je vais partir d'une ouverture d'un texte sur les lieux de mémoire, mais qui pourrait aboutir de manière inattendue à une histoire d'amour dans ces mêmes lieux qui auront marqués un esprit sensible à la recherche d'une vocation poétique. Je risquerai ensuite un poème pour tenter de mettre en lumière d'une manière ou d'une autre une aventure poétique ; je terminerai cet exercice de style par un voyage au cœur d'une poésie irrésistible de certains lieux de mémoire, au milieu même d'un inoubliable «cadastre du rêve». J'ai longtemps rêvé habiter un jour York Street, une rue d'un calme et d'une tranquillité qui laissent profondément songeur toute âme en quête d'un idéal de bonheur sur terre, et perpendiculairement à la grande artère de Baker Street, à Londres donc. Cette ville tentaculaire qui, étonnamment, réserve éparpillés un peu partout dans le West End, autour du centre tumultueux (avec ses hordes de touristes mêlées aux habitants sillonnant, inlassablement, du matin jusqu'à très tard dans la nuit, Oxford Street, Tottenhem Court Road, Charing Cross Road, Picadilly et alentours, en plus des bus rouges à double pont et les inévitables minicabs noirs) des havres de paix pour tout esprit sensible et inéluctablement amoureux de ces maisons typiquement anglaises, aux porches à longues colonnades, jardins et lawns soigneusement coupés, et posées délicatement le long des avenues incroyablement calmes et silencieuses de Maida Vale, de Holland Park, de Chelsea et d'ailleurs ? Quand je longe York Street, en toute saison, à une certaine heure au commencement de la nuit londonienne, je m'arrête devant Crown House, au numéro 18, pendant de longues minutes totalement ravi (comme sous l'effet d'un charme irrésistible prodigué par un dieu mystérieux et aérien, tel un don ou une grâce immuable, aux êtres exceptionnellement amoureux des lieux où souffle l'esprit - l'esprit de la poésie authentique des lieux marqués par le destin), en proie à une longue rêverie sur une vie d'un autre temps, complètement absorbé par la plaque ronde et bleue où figure l'inscription en délicates lettres blanches du nom de George Richmond, suivie de deux dates : 1809-1896. Ce peintre d'époque est moins bien connu que les Préraphaélites, ses contemporains, c'est-à-dire Dante Gabriel Rossetti, William Holman Hunt, John Everett Millais, Edward Burne-John ; il a cependant laissé de très beaux portraits (dont celui de Charles Darwin) et des paysages qui témoignent d'un talent sûr. George Richmond à vécu dans Crown House de 1843 à sa mort, en 1896. Combien j'aurais rêvé vivre ne serait-ce que quelques mois dans cette maison avec tout juste un étage au-dessus d'un rez-de-chaussée ayant porche et porte en bois sculpté, peinte en noir brillant où figure le numéro 18 en métal blanc chromé ; le tout donnant une distinction très dix-neuvième siècle à cette petite maison avec «basement» (sous-sol) aménagé en studio avec grande chambre et cuisine, que je contemple à travers les barreaux noirs en fer forgé, éclairé la nuit par une douce lumière. J'aperçois, maintenant, sur une étagère peinte en blanc des livres reliés et soigneusement rangés, puis une table et une chaise disposés au beau milieu de la pièce où parfois il y a un homme plongé dans la lecture d'un livre, devant lui une tasse de thé ou café à demi pleine?. Au-delà de ces divagations en prose, allons plus loin en tentant, timidement, l'aventure d'un poème, tout en sachant le gros risque de paraître parfaitement obscur ; mais tant pis ! Il est trop tard maintenant pour se rétracter, je commets donc (à mes risques et périls) ce petit poème intitulé «Ad Vitam Aeternam» : A l'origine, je pose Aries, ou l'énergie, le feu, la force Le Big Bang ou l'explosion première ouvrant le cycle du pourquoi pas ? Source ô combien incontournable de l'ascèse décidée et qu'a Dieu va Alors commence la longue et patiente quête que le destin amorce Matière première ou matière prochaine, c'est le parcours obligé Du Grand Magistère pour les uns, du Chemin de Croix pour les autres C'est le long cycle des multiples transformations issues du feu secret ou la flamme intérieure Qu'on soit un futur Adepte ou un saint Apôtre sur le Chemin Tracé?. pour un monde meilleur C'est le rêve de l'éternel recommencement, la renaissance, la résurrection Et notre vie, telle un palimpseste mille fois gratté pour secouer le voile Retrouvera l'origine, le vrai lien et le texte attendu de notre incantation Et celui-là, une fois accueilli parmi les Anges et les étoiles Dira en secret, dans sa Patrie retrouvée «Je bois à la coupe lunaire de l'immortalité» Pour être poète, il faut savoir regarder le monde des êtres et des choses de telle sorte qu'il faut intuitivement se pénétrer de leur réalité cachée, s'armer de patience et d'attente pour ce qui apparaîtrait, dans l'esprit de monsieur Tout-le-Monde, banal et pourtant insolite (singulièrement révélateur de choses lesquelles, sous l'épaisseur de la routine, passeraient, fatalement, inaperçues, mais qui en réalité sont pleines d'extraordinaires beautés insoupçonnées, de promesses de bonheur inespéré, d'harmonieuses correspondances que seuls l'œil, le cœur et l'âme d'un poète pourraient saisir et comprendre) dans sa prodigieuse nouveauté qui tranche radicalement avec la mortelle habitude des choses et des actions de tous les jours, parce qu'ouvrant sur des espaces -rarement imaginés- qui révéleraient des mondes incroyablement neufs et encore à découvrir. Mais ce monde inattendu à découvrir finira à son tour par se décider à se dévoiler au delà de son éternelle impassibilité, plasticité, rigidité (seulement apparente !) à ces poètes de l'univers sensible. Après cette courte excursion aventureuse dans l'écriture d'un poème, il y a un penchant naturel chez l'auteur vers un besoin, un vouloir, un désir (auquel ne dérogeront pas beaucoup de poètes dans toutes les histoires des littératures) qui est l'ultime attraction pour les lieux de mémoire, les lieux où ont vécu de grands poètes, écrivains et artistes, pour une ultime rêverie sur l'atmosphère poétique de ces lieux qui les ont vu naître et grandir. Ce désir ardent de connaître ces lieux bénis, le plus souvent un rêve de toute une vie, est l'annonce attendue et la confirmation d'un voyage initiatique. Le premier âge dans la vie d'un homme est l'âge du songe pur. L'innocence propre à cette période de la vie confère à la réalité perçue un don et un pouvoir d'émerveillement uniques, lesquels constituent cette caractéristique principale propre à une réalité cachée, secrète, inaccessible aux yeux d'un adulte. Seul le poète, à travers ses rêveries, ses incantations multiples, pourrait peut-être y avoir accès un jour. L'un des rares écrivains à avoir su pénétrer cette autre réalité, celle du rêve et de ses demeures, cette contrée inlassablement recherchée, ce «Pays sans nom», est Alain-Fournier. Dans «Le Grand Meaulnes», le lecteur est tenu en haleine, au bord d'une découverte, qui est la sœur du rêve, annonçant le merveilleux encore à venir. Ainsi, à travers les chapitres 7 («La bergerie») et 11 («Le Domaine mystérieux») de la première partie du roman, Alain-Fournier, tel un démiurge en parfaite possession de son art, nous met sur la trace d'Augustin Meaulnes, tout le long de son parcours initiatique, semé d'embûches, vers cette extraordinaire utopie poétique qu'est le «Domaine mystérieux» où va bientôt se dérouler une «fête étrange». L'art d'Alain-Fournier est proche de celui d'»un mosaïste quand il compose l'Invisible à partir des éléments visibles» comme l'a magnifiquement perçu Jacques Lacarrière dans son errance poétique au «Pays secret de l'enfance» de l'auteur du Grand Meaulnes» («Alain-Fournier : Les demeures du rêve», Chritian Pirot, éditeur, 2003). Pour Jacques Lacarrière, l'écriture du Grand Meaulnes est «un art et une intuition qui retrouvent spontanément la rigueur des pratiques alchimiques -dès qu'on cherche à suivre par exemple l'errance d'Augustin Meaulnes de Sainte-Agathe jusqu'au Domaine mystérieux. Alain-Fournier juxtapose là, bout à bout, des morceaux d'itinéraires, de routes, de hameaux et de haltes reconnaissables pour aboutir finalement à une toponymie entièrement imaginaire. L'errance d'Augustin Meaulnes, on le sait, commence dans le Berry, se poursuit en Sologne (à une centaine de kilomètres d'Epineuil !) pour aboutir au Domaine mystérieux qui, lui, se situe en pleine utopie, sur la carte du Tendre. En suivant cette errance, nous sommes passés sans même nous en apercevoir du réel à l'imaginaire, du terroir à la légende, grâce au fil invisible tendu sur notre route par le talent de son auteur. Au cours de cette errance nous avons franchi «une faille de l'espace» comme d'autres, dans les œuvres de science-fiction, franchissent les failles du temps. C'est bien à la même magie, à la même transmutation, à la même transfiguration du réel qu'aboutit lui aussi le mosaïste quand il compose et crée la Jérusalem Céleste ou le visage de la Vierge, autrement dit quand il figure et crée le Ciel avec de simples cubes empruntés à la Terre». (pp.100-101) Pour conclure ce voyage aux lieux emblématiques qui témoignent de la poésie unique du roman «Le Grand Meaulnes», en compagnie de Jacques Lacarrière, je dirais encore et toujours que le voyage aux lieux aimés du souvenir, la réalité et la rêverie, à un tournant crucial de la grande promenade sentimentale, se transforment, comme sous la baguette magique d'un ange tutélaire, en lisière de l'irréel au bord duquel va brusquement surgir un pan du paradis perdu de l'enfance. *Universitaire et écrivain |
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