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Colonialisme et orientalisme climatique
«À partir de la prise d'Alger (1830), les médecins coloniaux posent la question de l'influence potentiellement néfaste des climats orientaux sur les corps des colons» Au-delà de la question forestière, l'idée d'une fabrique humaine des climats permettait de penser ensemble les deux processus historiques essentiels du XIXe siècle : la révolution industrielle et la seconde colonisation. La justification la plus générale de l'industrialisation et de son cortège de dégradations environnementales reposait sur une forme d'orientalisme climatique : la comparaison entre les climats industriels et les climats orientaux permettait de produire l'image d'une Europe salubre et industrielle dans un monde barbare et dangereux. La notion de climat permettait de justifier ensemble colonisation et industrialisation. La colonisation fut en effet pensée et légitimée comme une entreprise d'assainissement, de restauration climatique, permettant aux corps européens de ne pas subir la même dégradation que les corps indigènes. À l'intérieur des théories climatiques, la supériorité raciale européenne était naturalisée de manière indirecte : les Européens se seraient singularisés par leur capacité à bien gérer leurs environnements et leurs climats, et donc à préserver ou même « produire » la qualité de leurs corps. À partir de la prise d'Alger (1830), les médecins posent la question de l'influence potentiellement néfaste des climats orientaux sur les corps des colons. Le risque, selon les hygiénistes spécialistes de « géographie médicale », était qu'en s'installant en Afrique ou en Asie, l'Européen ne s'orientalise. Les statistiques de mortalité des armées coloniales n'étaient guère encourageantes : elles tendaient à prouver que l'homme n'était pas « cosmopolite », qu'il ne pouvait pas s'acclimater à des climats trop différents du lieu d'origine de sa race. À moins, comme l'expliquait l'hygiéniste Jean-Christian Boudin, de se faire « Hottentot en Afrique australe, et Esquimau en Antarctique ; mais si c'est là de l'acclimatement, c'est peut-être le payer un peu cher » (14). Heureusement, l'insalubrité n'était pas inhérente aux climats d'Afrique du Nord. Elle était considérée comme un artefact historique, comme le résultat malheureux de la « barbarie orientale » et du « fatalisme islamique », qui n'avaient pas su gérer convenablement les environnements. Le problème de l'« oriental », c'est que n'ayant pas su maîtriser la nature, il avait causé sa propre dégénérescence. Le cas du peuple égyptien sous la domination des Mamelouks était un exemple classique dans la littérature médicale. En 1826, Jean-Baptiste Bérard, dans la leçon inaugurale de la chaire d'hygiène à la faculté de médecine de Montpellier, expliquait : « L'Égypte était l'un des pays les plus sains, les plus fertiles et les plus peuplés de l'Antiquité. Ce même pays, soumis à l'ignorance et à la barbarie de l'islamisme est devenu le pays le plus insalubre des temps modernes. Le Nil, par l'incurie turque, est devenu la source de la peste qui infecte ou menace le reste du monde » (15). La vocation du colonisateur consistait à amender ces climats néfastes grâce à son labeur agricole, à l'assèchement des marais et au « reboisement » (16). L'Algérie, parce qu'elle était une colonie de peuplement, connaît les projets de correction climatique les plus importants. En 1864 est fondée la Société climatologique d'Alger. Son but est de montrer que le climat d'Afrique du Nord est globalement sain et que les quelques localités vraiment néfastes (car marécageuses) peuvent être améliorées. Le secrétaire de la Société, le docteur Bertherand, fait ainsi campagne pour le « reboisement » des plaines et vante en particulier l'eucalyptus qui aurait la vertu de détruire l'influence miasmatique. Sur son conseil, un fermier de la Mitidja plante 20.000 pieds qu'il oriente en massifs « de façon à opposer de véritables digues aux émanations de la plaine » (17). En 1876, Bertherand estime que plus de deux millions d'eucalyptus ont été plantés en Algérie en moins de dix ans. Dans le même esprit, le projet de mer intérieure algérienne que le géographe et officier colonial Roudaire propose en 1874 (inonder les chotts en ouvrant un canal vers la Méditerranée) avait pour but d'améliorer le climat de la colonie pour en dynamiser l'agriculture (18). Climats industriels et naissance de la Médecine professionnelle et coloniale La question de la modification artificielle des climats jouait, au même moment, un rôle essentiel dans l'interprétation des effets de la révolution industrielle. Très tôt, les environnements artisanaux et industriels ont suscité l'intérêt des médecins. Dans le cadre de la médecine climatique, les artisans constituaient des objets d'étude fascinants : les vapeurs qui les entourent créent des petits climats artificiels dont l'étude comparative devait permettre d'élucider les causes des épidémies. Le traité de Ramazzini, De Morbus artificium (1699), souvent présenté, non sans anachronisme, comme l'acte fondateur de la médecine professionnelle (19), constitue avant tout une tentative de penser les ateliers comme des microclimats médicaux. La résistance (supposée) de certains artisans aux maladies épidémiques devait aussi fournir des cas pour étudier les phénomènes de contagion. C'est ce qui explique pourquoi, en 1776, la Société royale de médecine demande à ses correspondants si les procédés artisanaux « ont quelquefois influé sur les épidémies régnantes » (20). En plus de tenir ce discours rassurant sur l'acclimatation, les hygiénistes mettent en scène le contraste entre les climats relativement salubres de l'Europe (même s'agissant des microclimats des manufactures) et les climats délétères et barbares de l'Orient et de l'Afrique. Au milieu du XIXe siècle, un lecteur des Annales d'hygiène et de médecine légale trouve dans un même volume des articles de médecine coloniale sur la mortalité des populations orientales et les maladies effroyables découvertes en Afrique, des statistiques sur la santé des troupes en Algérie et sur la mortalité à Paris, et des rapports sur l'insalubrité contestée de certaines manufactures. Le risque (taux de mortalité, de maladie) place dans un même univers statistique les climats orientaux, européens, urbains et industriels, relativisant ainsi la nocivité de ces derniers. La création par l'hygiénisme de la Terre comme un espace médical isomorphe transformé par des gestions environnementales contrastées permet ainsi de construire un grand récit apaisant à propos de la métropole. Toutefois, l'hygiénisme a finalement contribué à affaiblir le paradigme climatique. Pour réfuter les plaintes bourgeoises contre les usines insalubres (qui mobilisent la médecine des climats du XVIIIe siècle), les hygiénistes parviennent, grâce à l'outil statistique et à la comparaison des risques, à reconfigurer les étiologies médicales : les conditions sociales, plus que le climat, deviennent les déterminants de la santé. Les enquêtes sociales hygiénistes remplacent peu à peu les topographies médicales (21). Ce recentrement de la médecine sur la question sociale permet de lier industrialisation et progrès sanitaire : malgré son incommodité, l'usine ferait advenir une société prospère et une population en meilleure santé. La production d'un peuple fort, aux corps vigoureux, ne passe plus par un bon climat mais par la prospérité industrielle. L'économie politique remplace peu à peu le climat comme moyen de la biopolitique. L'affaissement du paradigme climatique par la Révolution pasteurienne C'est au cours du dernier tiers du XIXe siècle que le paradigme climatique connaît un affaissement définitif : la révolution pasteurienne, l'évolution des sciences de la Terre et de l'Univers et l'émergence des sciences sociales contribuent, chacune à leur manière, à affaiblir les causalités et à produire de nouveaux déterminismes. Premièrement, la révolution pasteurienne invalide les étiologies climatiques : les médecins, pour expliquer les maladies, disposent dorénavant de coupables précis et microscopiques et n'ont plus besoin d'invoquer la généralité des choses environnantes. Deuxièmement, l'évolution des sciences se fait dans un sens qui va favoriser d'autres échelles de temps et d'autres chaînes de causalité dans l'analyse des processus climatiques. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la climatologie s'organise comme une discipline scientifique structurée autour de la production et du traitement de grandes masses de nombres, mises en carte pour caractériser des « régions climatiques » aux propriétés et aux contours quasi immuables (22). L'idée d'une transformation des climats sous l'action de l'homme reflue et dans le même temps cette notion de climat change de sens pour désigner restrictivement une certaine régularité dans les moyennes des variables atmosphériques (température, hygrométrie, pression, etc.). Avec l'essor de la glaciologie un peu plus tôt dans le siècle s'est par ailleurs imposée l'hypothèse, au départ controversée, d'une succession de cycles glaciaires ayant affecté de vastes zones de la surface terrestre. L'origine des glaciations est discutée mais un consensus existe pour en attribuer la survenue à des causes extérieures à l'agir humain : variations des taches solaires et surtout évolutions séculaires de la trajectoire et de la position de la Terre sur son axe, selon la théorie ? aujourd'hui en cours ? du savant serbe Milutin Milankoviæ. Les climats sont vus comme des cadres fixes, constants à l'échelle du millénaire, et imposant leurs contraintes particulières au développement des sociétés. La naissance de la sociologie est le troisième aspect du moment anticlimatique. « Tempérament », « constitution », « caractère » : la grammaire théorique du climat caractérisait indistinctement les espaces et ceux qui les habitent. Elle pensait ensemble le naturel et le politique des lieux et plaçait les organisations sociales dans la continuité (et la complexification) des sociétés végétales et animales. Au milieu du XIXe siècle, la sociologie naît contre le climat, en affirmant l'immanence des lois de la société contre l'extériorité naturaliste du déterminisme climatique. Dans le Cours de philosophie positive, Auguste Comte invente le mot « sociologie » pour bien distinguer sa « physique sociale » de la théorie des climats de Montesquieu, et signifier la primauté de la loi des trois états sur les déterminismes climatiques (23). De la même manière, et en continuité avec les méthodes statistiques de l'hygiénisme, Durkheim cherche à créer/exhiber des « choses » sociales qui remplaceraient les « choses environnantes » dans l'étude du comportement des populations. Une section entière du Suicide est ainsi consacrée à réfuter l'influence des « facteurs cosmiques » et à remplacer les déterminismes climatiques étudiés antérieurement par Quételet, Lombroso ou Morselli, par des déterminismes sociaux (24). La construction du climat comme un objet échappant à l'action de l'homme et le remplacement des déterminismes climatiques par des lois sociales déconnectaient l'agir humain de l'ordre naturel. Les sociétés industrielles pouvaient dorénavant se penser comme des systèmes isolés, régis par leurs propres lois économiques, en croissance infinie, produisant des dégâts simplement locaux donc négligeables. Ce n'est que progressivement, dans la seconde moitié du XXe siècle, que vont émerger les approches scientifiques intégratives, les pratiques de simulation numérique, les procédures de dosage isotopique qui vont fonder, peu à peu, le diagnostic concernant le changement climatique global (25). Ce développement des « sciences du système-Terre » s'enracine largement dans les efforts des États-Unis qui, engagés dans la guerre froide, érigèrent la connaissance de l'environnement physique de la Terre (globe, océans, atmosphère) au rang d'objectif stratégique (26). Cette mutation des approches scientifiques, la montée de l'environnementalisme politique et l'essor de la globalisation culturelle et économique constituèrent le terreau sur lequel a émergé notre prise de conscience du changement climatique global et anthropique. La catégorie de « climat » était (re)devenue, sous un aspect profondément transformé, le lieu de la réflexivité environnementale. A suivre (*) Professeur, Directeur de recherches universitaires Conférencier-invité au LAB Paris-2015.Lors de la COP21, Paris, 1-12 décembre 2015 Références et sources bibliographiques : (14) Jean-Christian Boudin, « Recherches sur l'acclimatement des races humaines sur divers points du globe », Annales d'hygiène publique et de médecine légale, 2e série, 13, 1860, p. 310-341. (15) Jean-Baptiste Bérard, Discours sur les améliorations progressives de la santé publique, par l'influence de la civilisation, Paris, Gabon, 1826, p. 24. (16) Sur le « reboisement » de territoires jamais boisés, voir Diana K. Davis, Resurrecting the Granary of Rome : EnvironmentalHistory and French Colonial Expansion in NorthAfrica, Ohio UniversityPress, 2007. (17) Docteur Bertherand, L'Eucalyptus du point de vue de l'hygiène, Alger, Aillaud, 1876. (18) Travaux de la commission supérieure pour l'examen de projet de mer intérieure dans le sud de l'Algérie et de la Tunisie, Paris, Imprimerie Nationale, 1882, p. 418. (19) Julien Vincent, « Ramazzini n'est pas le père fondateur de la médecine du travail », article à paraître. (20) Séance du 17 décembre 1776, cité dans Journal de Paris, 22 octobre 1778. (21) Jean-Baptiste Fressoz, « Circonvenir les circumfusa : la chimie, l'hygiénisme et la libéralisation des choses environnantes », Revue d'histoire moderne et contemporaine, numéro spécial « Histoire environnementale », 56-4, décembre 2009. (22) Fabien Locher, Le Savant et la Tempête. Étudier l'atmosphère et prévoir le temps au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 ; « Configurations disciplinaires et sciences de l'Observatoire : le cas des approches scientifiques de l'atmosphère », Enquête. Anthropologie, Histoire, Sociologie, 5, 2006, p. 193-212. (23) Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Paris, Bachelier, 1840, vol. 4, chap. « La physique sociale ». (24) Émile Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie, Paris, F. Alcan, 1897. (25) Amy Dahan-Dalmedico (dir.), Les Modèles du futur. Changement climatique et scénarios économiques : enjeux politiques et économiques, Paris, La Découverte, 2007. (26) C'est au Pentagone que la possibilité et les conséquences d'un changement climatique global furent discutées pour la première fois, un jour du printemps 1947. Il s'agissait alors d'évaluer ce que pourrait être son impact sur les glaces du pôle nord, ce futur champ de bataille de la troisième guerre mondiale. Ron Doel, « Quelle place pour les sciences de l'environnement physique dans l'histoire environnementale ? », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 56-4, décembre 2009. |
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