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Une collègue me signale la définition
que M. S. Belaid, le président du Conseil Supérieur
de la Langue Arabe (CSLA), donne de la «langue maternelle» - dans un article
paru dans le site de l'APS du 22 Février 2018.
Un amalgame définitoire de la langue maternelle Je tombe effectivement sur une définition de la langue maternelle qui aurait valu un «zéro» à un étudiant de 1 ère année de linguistique ! En effet, selon lui, les «critères requis» pour être une «langue maternelle» sont : «l'officialisation, l'usage, l'enseignement et l'alphabet.». En admettant que nous sommes d'accord sur ce qu'est une «langue», qu'entend notre expert es-lexicologie lorsqu'il parle de «maternelle» ? Appliquons cela à tamazight, pour illustration. - Le premier critère, «l'officialisation», ne colle avec tamazight que depuis le 07 février 2016. Par conséquent, il n'y a que 4 ans que tamazight est devenue «langue maternelle». - Du coup, le critère numéro deux, celui de «l'usage», ne colle pas non plus, puisqu'avec 4 ans d'ancienneté, l'usage en est encore au stade de balbutiement ! - Le troisième critère, celui «d'enseignement», est aussi précoce que celui de son usage. - Le quatrième critère, enfin, est celui de son «alphabet» ... lequel ? En résumé, pour être langue maternelle, à l'instar de tamazight, il faut être «de création récente», «d'usage balbutiant», d'une «enseignement» qui se recherche et, enfin, qui n'est encore pas sûr de son alphabet. Peut-être que M. Belaid avait en tête le néo-tamazight, cette pseudo-norme que l'on veut substituer aux langues berbères du terroir ? L'autre langue qu'il range dans la catégorie de langue maternelle, c'est ce qu'il appelle «l'arabe». Selon ses critères, l'arabe n'existe que depuis 1963 (notre 1ère constitution). Par conséquent l'arabe n'a acquis son critère de langue maternelle que depuis 57 ans ! Bien entendu son usage reste lié à sa date de naissance. Les deux autres critères restent ambigus puisque la langue arabe avait commencé à être enseignée bien avant 1963 et que son alphabet n'est pas venu avec la constitution de 1963. Tout cela fausse les critères purement rhétoriques de ce Monsieur. Il ne faudrait surtout pas se fier à de telles définitions pour promouvoir des notions telles que «lait maternel» ou «instinct maternel» car nos progénitures n'y survivraient pas! Les critères sémantiques et scientifiques de la langue maternelle Ce renfort de qualificatifs autour d'une notion pourtant explicite, que cache-t-il ? Commençons par une sémantique de base : dans «maternel», il y a la racine «mater», soit «mère»: la «maman». La maternité est donc le fait d'être généré par la naissance et, tout le monde le sait, ce sont les mamans qui portent l'enfant jusqu'au moment où elles le mettent au monde. De cette définition - somme toute simpliste - découle celle de la langue maternelle qui est générée par la naissance. Ni plus, ni moins ! Pour la linguistique, la langue maternelle est celle que l'on acquiert lors de notre arrivée à la vie - et la particularité d'une langue maternelle est qu'elle ne s'enseigne pas ; elle est le résultat d'une socialisation du petit-de-l'homme. L'être social que nous sommes «habille» ses émissions vocales des sons propres à la langue de son environnement immédiat. Or cette adaptation linguistique précoce est bien une des caractéristiques essentielles des langues naturelles. En dix-huit mois, l'enfant construit ce savoir linguistique, à la stupéfaction des adultes (qui n'a pas été ému/étonné/ahuri/scotché par la créativité linguistique de ses rejetons ?). A partir de 36 mois son débit est fluide et sa compréhension est étonnante (observez combien les enfants de 3-4 ans sont sensibles à l'humour et aux jeux de mots !). A 4 ans l'enfant est devenu un «locuteur-expert». Là est le miracle des langues maternelles, de toutes les langues maternelles. Les neurosciences contemporaines nous ont permis d'aller plus loin dans la caractérisation des langues de la naissance. La langue de naissance est celle qui balise, dans notre cerveau, des zones spécialisées dans le langage. Une fois cette «tuyauterie» neuronale mise en place, elle prend ancrage à jamais - seule la mort l'efface. Et c'est grâce à cette tuyauterie spécialisée («assemblées neuronales») que le développement cognitif s'élance sans fin et que de nouvelles langues peuvent être apprises. En somme, inhiber cette zone spécialisée revient à han-di-ca-per l'enfant de manière résolue. C'est cela qui est source de régressions dans le système éducatif et dans la société (violences diverses, mal-être, etc.). L'amalgame définitoire pour étouffer la darija Alors revenons à ces propos non seulement hostiles au «bon sens», mais surtout anti-scientifiques de celui que le système politique, tant décrié, a nommé à la tête du CSLA. En clair, le brouillage sémantique qu'il colporte est sciemment construit. En effet la langue arabe d'Etat n'est jamais parvenue à de venir une langue maternelle. Ni en Algérie, ni ailleurs. Depuis 14 siècles. Cette langue inaugurée par le message coranique semble résister aux humains : elle ne se soumet pas à leurs désirs d'en faire la langue de tous ses locuteurs - cela vaut bien méditation pour ceux qui en ont encore le respect... Quant à tamazight officielle, elle est encore objet «d'aménagement» - elle n'a donc jamais été la langue maternelle de quiconque. Ce qui n'est pas le cas du kabyle, par exemple, qui est une langue maternelle tout à fait digne et représentative. On le voit : le but de cette manœuvre est de minorer, voire totalement écarter, la seule langue maternelle consensuelle qui réponde aux critères de bons sens et scientifiques : la darija (maghribi) ! Il serait peut-être temps de réaliser à quel point le fait de dénaturer le socle culturel millénaire de notre société nous a fait du mal. Il est temps de nous réconcilier avec la transparence et la franchise sémantiques pour qu'advienne l'algérianité naturelle, sociale, et historique. Et qu'on le veuille ou pas la darija (maghribi) joue un rôle consensuel incontournable dans ce projet national et démocratique. *Linguiste |
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