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Le colonel Hamouda Ahmed Ben Abderrazzak, dit Si El-Haouès: Une vie, deux morts et beaucoup d'ingratitude (suite et fin)

par Salim Guettouchi

En cette période, Si El Haouès n'a pas encore pris le maquis. Il a été chargé, semble-t-il, par les responsables d'une mission en France. Le but étant de collecter des fonds et de faire la propagande pour le FLN au sein de notre communauté établie à l'étranger. D'aucuns assignent même un autre objectif à ce déplacement. Si El Haouès aurait été chargé secrètement par Ben Boulaïd de recontacter et reprendre langue avec Messali Hadj dans l'espoir de le faire rallier, ou, le cas échéant, apporter son soutien à cette révolution naissante. M. Abdeslam n'exclut pas cette hypothèse importante que les historiens doivent un jour vérifier et élucider, puisque il a été témoin d'une rencontre entre Si Mustapha et Si El Haouès le 12 novembre 1954, soit à quelques jours de son départ en France. Après son retour, il n'hésita pas à prendre le maquis au printemps 1955 avec une somme de 5 millions de FF et une grande quantité de tenues militaires.

Durant cette période, la donne a changé dans les Aurès puisque Si Mustapha a été arrêté et emprisonné au pénitencier de Coudiat, à Constantine. Ce qui n'était pas à même d'arranger les choses pour le futur colonel de la Wilaya VI, puisque, suspecté de messalisme, Adjel Adjoul et même Omar Ben Boulaïd voulurent coûte que coûte le liquider. En fait, ces deux grands responsables qui se disputaient le leadership dans la Wilaya I voulaient se débarrasser d'un élément trop encombrant, surtout que l'homme était, selon le moudjahid Sadek Athmani, « un fin politicien doué d'une grande intelligence ».

Heureusement qu'est intervenue l'évasion de Ben Boulaïd en novembre 1955. Le retour du père dans la famille a refroidi les ardeurs et empêché d'autres tueries fratricides. Il renouvela sa confiance à Si Hmed et le reconduisit dans son poste de responsable du secteur 3 de M'chounèche qui s'étend jusqu'aux confins de Boussaâda. Désormais, le fennec du désert a les coudées franches. Il organisa ainsi son secteur et se lança dans une guerre totale, en multipliant embuscades et attaques contre l'ennemi. Il donna du fil à retordre à l'armée française, à tel point que l'on décida de déployer des centaines de militaires pour le neutraliser. Selon M. Athmani, le nombre d'effectifs mobilisés à M'chounèche pourrait dépasser largement les 3.000 soldats car « ils étaient composés, dit-il, de paras français, de supplétifs marocains et sénégalais, de groupes mobiles de police rurale (GMPR) et de harkis ». Tous ces efforts pour pacifier l'Ahmar Khaddou se sont révélés vains, et on prit alors la décision de regrouper toutes les populations de cette zone dans un camp pour isoler les moudjahidine et les priver du soutien des villageois. Selon le Dr Khiati (2), le premier camp de regroupement à l'échelle nationale a été en effet installé en 1955 dans la région de M'chounèche, précisément au douar de Loulach, situé à quelques kilomètres du chef-lieu de daïra.

Toutes ces exactions n'ont guère fait fléchir l'homme que fut Si El Haouès. Il était en effet d'un engagement indéfectible, prêt à tous les sacrifices. On raconte même qu'en 1957, il réunit les groupes de l'Ahmar Khaddou et donna ordre pour lancer des attaques sur le chef-lieu de M'chounèche, en utilisant toutes sortes d'armes, y compris les 6 mortiers Hawn que venait de récupérer l'ALN à l'époque. Le but de cette opération était de percer le siège et de permettre ainsi l'acheminement des provisions aux maquisards. L'idée semblait insensée puisque les chefs de groupes nourrissaient des craintes quant à l'utilisation de ce genre d'armes. Il y avait risque que ces attaques entraînent des dommages collatéraux parmi les populations civiles ; et l'on chargea, alors, un vieux maquisard dénommé Lakhdar Ou Laâla de lui parler en vue d'annuler cette opération- suicide. Ce dernier essaya par tous les moyens de l'en dissuader, en allant même jusqu'à lui dire : « Il y a risque d'attenter à la vie des populations ainsi qu'à celle de vos propres enfants.». La réaction de Si El Haouès était cinglante. « Dans ce cas, répond-il, commencez alors les tirs par Erremel (nom du quartier où résidait sa propre famille)», avant de lancer ces deux phrases à l'adresse des chefs présents : « Depuis que j'ai commencé à militer, je ne fais plus la distinction entre le salé et le sucré. Pour Dieu, le pays et la Révolution, je suis prêt à sacrifier l'honneur de ma femme ».

Si El Haouès et Amirouche : deux hommes, un seul tempérament

Si El Haouès n'était pas de ceux qui préféraient se retrancher dans leur zone. Il se considérait comme investi d'une mission nationale et se déplaçait ainsi partout, y compris en dehors de sa wilaya. C'est ainsi par exemple qu'il se rendit en Kabylie avec une délégation aurésienne pour rencontrer Amirouche le mois de janvier 1957. Les retrouvailles entre les deux hommes (puisque l'on présume qu'ils se sont connus en France avant le déclenchement de la Révolution) ne peuvent sceller qu'amitié et alliance.

Cette entente était, somme toute, naturelle puisque, hormis le physique, les deux hommes partageaient tout : un dévouement absolu pour la Révolution, un sens aigu de l'organisation, une nécessité d'unifier les rangs pour mener une lutte contre les traîtres et les réactionnaires, notamment ceux du MNA, et surtout une fermeté implacable dans la gestion des maquis. Si El Haouès était, en effet, un dur autant qu'Amirouche. Il ne s'embarrassait pas, raconte-t-on, à dégainer son pistolet légendaire lorsque ses ordres ne sont pas exécutés.

En plus de ces qualités, le fils de Timsunin (3) se caractérisait par le fait qu'il était au-dessus de tout régionalisme, de tout clanisme, de tout ethnocentrisme grégaire. Seuls la compétence et l'engagement primaient pour lui. D'ailleurs, lorsqu'il a été promu en avril 1958 colonel commandant de la Wilaya VI, il s'est entouré d'hommes venus de divers horizons. Dans son état-major, on trouve ainsi des arabophones, des Aurésiens et même des Kabyles. L'officier supérieur qu'il est devenu et ses nouvelles missions de premier responsable au Sahara commandaient plus d'énergie, puisque la zone dont il avait la charge désormais est la plus grande, mais aussi la plus difficile des six wilayas historiques. Elle était infestée d'éléments messalistes et son relief géographique ne se prêtait guère à la guérilla que menait l'ALN dans sa guerre contre les forces françaises. Il fallait réorganiser ce territoire immense, sensibiliser les djounoud sur le bien-fondé des résolutions du Congrès de la Soummam et surtout étendre la Révolution jusqu'au Grand Sud. Parallèlement, il donna instruction sur instruction pour continuer à harceler, sans relâche, l'ennemi, notamment dans le Sud et ce, dans le but de mettre en échec les velléités françaises tendant, à l'époque, à manœuvrer pour partager le pays en vue de s'approprier le riche Sahara algérien. L'engagement du colonel Si El Haouès à la Révolution était total. D'ailleurs, il n'a jamais essayé de revoir ses enfants tout au long des années passées au maquis. On dirait qu'il était né pour la Révolution, et seule la mort donc pouvait mettre fin à la mission que s'était donnée cet homme exceptionnel. Et c'est ce qui se produisit, en effet, un jour du 29 mars de l'année 1959 dans la région de Boussaâda, lorsqu'il est tombé au champ d'honneur en compagnie de son ami et compagnon d'arme, Amirouche.

Si l'on ne peut développer ici les circonstances de la mort des deux héros, lesquelles ont, au demeurant, suscité autant de commentaires et de polémiques, il n'en reste pas moins que le sort qui leur a été réservé après l'indépendance est aussi criminel que condamnable. En effet, affliger une deuxième mort aux plus prestigieux des colonels de l'ALN en séquestrant leurs ossements dans la cave du siège de la Gendarmerie nationale à Alger est, on ne peut plus, un acte abominable.

Tous les anciens maquisards que nous avons interrogés sur la question sont unanimes à déplorer et à condamner ce crime impardonnable. Le moudjahid Athmani, tout peiné, refuse même de croire à cette histoire de séquestration, « tant cette scène, nous dit-il, est aussi invraisemblable qu'hitchcockienne ». Il regrette également d'autres griefs que l'on porte injustement aujourd'hui à Si El Haouès, comme par exemple sa prétendue appartenance au messalisme ou sa position jugée quelque peu négative quant aux questions linguistiques. Cette étiquette de messaliste est, selon M. Abdeslam, fausse surtout que « c'est lui, c'est Si El Haouès, nous dit-il, qui a livré une lutte sans merci aux éléments du MNA, notamment dans les maquis d'Ouled Djellal et Boussaâda ». Et quand bien même fut-il messaliste avant novembre 1954, est-ce là une attitude à blâmer ou un désengagement de sa part pour la lutte armée ? D'ailleurs, des hauts responsables au sein même du CEE sont restés messalistes jusqu'à la veille du déclenchement de la Révolution.

Quant à la question linguistique, il convient d'être prudent ici dans nos jugements, surtout, comme disait l'historienne Ouanassa Siari (4), « les modalités du militantisme en temps de paix diffèrent de celles qui s'inscrivent en temps de guerre et de violence ».

A ce sujet, la jeunesse de M'chounèche, acquise depuis les années 1970 au mouvement berbère, ne comprenait pas que le héros du village ait interdit aux moudjahidine aurésiens de communiquer en berbère aux maquis.

Le moudjahid Athmani confirme cette interdiction, précisant toutefois « qu'entre Chaouis, on parlait librement notre langue. Ce qui était interdit plutôt c'était de communiquer en berbère en présence de nos compagnons arabophones qui ne comprenaient pas cette langue », témoigne-t-il. Pour Si El Haouès qui était vraisemblablement traumatisé par toutes les dissensions qui ont plongé dans le chaos la Wilaya I après la mort du très charismatique Mustapha Ben Boulaïd, l'unité des rangs était un impératif, une priorité dans le contexte de l'époque, quitte à sacrifier sa famille et à se renier soi-même.

Quant à l'ingratitude et le peu de considération dont il est victime aujourd'hui, les moudjahidine et les villageois, qui ont eu à connaître l'homme, sont catégoriques : le colonel Si El Haouès ne se retournerait point dans sa tombe puisqu'il n'appartient ni à l'histoire officielle ou politique ni à l'histoire régionaliste ou clanique. Il appartient à cette histoire sans épithètes qui n'est pas encore écrite.

*Universitaire

Notes

1) Messaoud Ben Zelmad (1894-1921) est le chef des bandits d'honneur qui se sont révoltés contre l'administration coloniale dans les années 1920.

2) Mostefa Khiati, Les camps de regroupement en Algérie durant la guerre de libération (1954-1962), page 72.

3) «Timsunin» étant l'appellation originaire de la localité de M'chounèche. Selon les habitants, ce terme n'est que le pluriel de «tamsunt» qui veut dire en tamazight «paradis».

4) Ouanassa Siari Tengour, Adjel Adjoul (1922-1993) : un combat inachevé.