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L'idée que tout écrivain écrit
forcément sur lui-même et se peint dans ses livres est une des puérilités que
le romantisme nous a léguées. Il n'est pas du tout exclu, au contraire, qu'un
artiste s'intéresse d'abord aux autres, ou à son époque, ou à des mythes
familiers. Si même il lui arrive de se mettre en scène, on peut tenir pour
exceptionnel qu'il parle de ce qu'il est réellement. Les œuvres d'un homme
retracent souvent l'histoire de ses nostalgies ou de ses tentations, presque
jamais sa propre histoire, surtout lorsqu'elles prétendent à être
autobiographiques. Aucun homme n'a jamais osé se peindre tel qu'il est. Albert
Camus, L'Enigme, 1950.
Une œuvre littéraire est en partie liée à un système de valeurs, une vision du monde, une philosophie. Elle est liée aussi à l'individuation de chaque artiste et ses capacités créatrices. L'œuvre d'Albert Camus n'échappe pas à l'homme qu'il était et à son temps. Elle se compose de cycles et chacun d'entre eux comporte un roman, une pièce de théâtre et un essai. L'Etranger est un roman qui se situe dans le premier cycle conçu par Camus, celui de l'Absurde. Si L'Etranger est la version littéraire dans laquelle Camus couche sur le papier la notion de l'absurde, Le mythe de Sisyphe en est sa théorisation. De L'Etranger, la critique littéraire a souvent retenu l'«Algérie française», la «colonisation» ou même un certain «inconscient colonial» de l'auteur. C'est du moins le verdict d'Edward Saïd dans Culture et impérialisme (1993). L'argument de l' «inconscient colonial» suppose l'existence d'un arrière-plan obscur et refoulé dans L'Etranger par Camus. Or, son style est d'une extrême clarté, d'une extrême luminosité. Il ne comporte point d'arrière-plan, mais une philosophie. Confondre l'auteur avec son personnage est une pathologie de la lecture. Comment Meursault, perdu entre le ciel et la mer, pourrait connaître le prénom d'un homme qu'il vient juste de croiser, sur une plage, lors d'une empoignade ? Littérairement parlant, c'est juste impossible. Meursault, la complexité d'un personnage L'absurde est un point de départ qui réveille une insatisfaction profonde chez l'être humain. Déchiré entre l'insatisfaction de l'être et le silence assourdissant du monde, l'homme absurde, pour ne pas succomber au suicide, tâche de donner des couleurs et des passions pour mieux illustrer l'expression de sa volonté de vivre. La sentence camusienne est déjà claire dès les premières pages du Mythe de Sisyphe : «Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie»1. Qu'en est-il de Meursault ? Est-il un vaincu face à l'absurde ? Est-il nihiliste ? Est-il, au contraire, un résistant ? Les questions sont complexes et aucune réponse n'est évidente. Le suicide est donc pour Camus le problème le plus important à résoudre. D'un côté, il y a beaucoup de gens qui se suicident parce qu'ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue, de l'autre, et paradoxalement, beaucoup de gens se font tuer pour des idées et des illusions qui leurs donnent d'excellentes raisons pour vivre et mourir. Face au suicide, l'homme absurde se confronte à deux problèmes essentiels : ceux qui risquent de faire mourir et ceux qui décuplent la passion de vivre. Entre ces deux pôles antagoniques, seule une attitude d'esprit qui prône la mesure peut garantir l'équilibre de la vie. A l'encontre d'une explication sociale du suicide, Camus propose une explication individuelle : «Un geste comme celui-ci se prépare dans le silence du cœur au même titre qu'une grande œuvre»2. Dans cette optique, on peut interpréter le meurtre de l'Arabe comme un suicide prématuré de Meursault : en tuant l'Arabe «à cause du soleil», Meursault prépare le lit de sa peine capitale. Comment ? Dans un monde privé de lumières et d'illusions, Meursault est devenu étranger à lui-même. Dès le début de L'Etranger, l'opacité de Meursault laisse voir un homme qui vit dans un exil absolu, ne rêvant ni d'une patrie perdue ni d'une terre promise. Meursault a divorcé avec la vie en éprouvant le sentiment de l'absurde. Tout au long de L'Etranger, la tension entre les passions de la vie et l'aspiration au néant est manifeste. Il y a le soleil qui illumine le corps de Marie, celui du désire, et il y a le soleil qui sert de prélude à la scène du meurtre, celui de la fournaise à la couleur rouge, dans la plage déserte. Au moment de l'enterrement de sa mère, Meursault perçoit la forêt devenue «noire» par le soleil de midi. Une autre lecture Une lecture superficielle de L'Etranger pourrait laisser voir un Meursault partagé entre la dichotomie facile du «oui» ou du «non» au sens de la vie. On a longtemps considéré Meursault comme l'archétype du nihiliste total. Curieusement, on ne parle aucunement d'espoir. Et si Meursault, après avoir passé la première partie de L'Etranger en nihiliste, avait changé d'attitude existentielle ? Dans la deuxième partie du roman, Meursault, au fond de sa cellule face à la mer, et dans les derniers instants de sa vie, avant l'éventuelle exécution de la peine capitale à son encontre, est redevenu un homme d'espoir, un homme qui veut «tout revivre». Un indice, parmi beaucoup d'autres, va dans ce sens dans Le mythe de Sisyphe : «Le jugement du corps vaut bien celui de l'esprit et le corps recule devant l'anéantissement. Nous prenons l'habitude de vivre avant d'acquérir celle de penser. Dans cette course qui nous précipite tous les jours un peu plus vers la mort, le corps garde cette avance irréparable. Enfin, l'essentiel de cette contradiction réside dans ce que j'appellerai l'esquive parce qu'elle est à la fois moins et plus que le divertissement au sens pascalien. L'esquive mortelle qui fait le troisième thème de cet essai, c'est l'espoir. Espoir d'une autre vie qu'il faut «mériter», ou tricherie de ceux qui vivent non pour la vie elle-même, mais pour quelque grande idée qui la dépasse, la sublime, lui donne un sens et la trahit»3 . Maintenant, la question du sens de l'existence se pose autrement : est-ce que l'absurdité de la vie exige qu'on lui échappe, par le suicide ou par l'espoir ? Mais avant de répondre à cette question, faisons un détour par L'été. Dans L'Exil d'Hélène, Camus dénonce une Europe déchirée par la guerre et par la démesure du progrès technoscientifique. Cette Europe des brumes, écrit-il, qui a nié toute idée de limite. Pour y remédier, Camus se retranche sur le «tragique solaire» des anciens Grecs : ceux qui ont touché au désespoir, à la tragédie, à travers la beauté méditerranéenne, même dans ce qu'elle a de plus oppressant. Camus se réclame de l'éthique grecque de la mesure : si la vie est une cité close, il faut que la beauté y demeure ; c'est elle qui fait que les murs ne s'effondrent point et que les échappatoires restent possibles. L'Europe que dénonce Camus est une Europe vile, au bord du suicide. Pourquoi ? Elle n'a pas de quoi sublimer son mal et son désespoir, puisqu'elle a exilé Hélène, l'allégorie de la beauté dans l'Iliade. Pour retrouver un équilibre et une mesure à la vie, il faudra rapatrier Hélène dans sa cité. Cette dernière retrouvera ainsi sa beauté et sa vitalité. «D'une certaine manière, le sens de l'histoire de demain n'est pas celui qu'on croit. Il est dans la lutte entre la création et l'inquisition»4. Pour créer, il faut avoir de l'espoir ; et cet espoir, Camus l'a exprimé solennellement dans L'Enigme : «Je n'ai jamais cessé, pour ma part, de lutter contre ce déshonneur et je ne hais que les cruels. Au plus noir de notre nihilisme, j'ai cherché seulement des raisons de dépasser ce nihilisme. Et non point d'ailleurs par vertu, ni par une rare élévation de l'âme, mais par fidélité instinctive à une lumière où je suis né et où, depuis des millénaires, les hommes ont appris à saluer la vie jusque dans la souffrance»5. Pour Camus, vivre, c'est faire vivre l'absurde en soi et résister au nihilisme. Il faut avoir le courage de faire face au mal qui ronge la vie, accepter ses déchirements, car il ne se consume pas en détournant le regard. Il faut oser accomplir le saut décisif, non la dérobade. L'homme absurde est résistant. Il est celui qui garde sa lucidité face à l'illusion du suicide comme échappatoire à l'absurde. Une formule anticoloniale Les interprétations psychologisantes du crime de Meursault qui, par abus d'exégèse herméneutique révéleront le prétendu «inconscient colonial» de l'auteur, ont souvent occulté l'aspect philosophique du personnage. Meursault a été souvent lu dans une optique anticoloniale qui a totalement occulté la philosophie camusienne de l'absurde. Cette accusation qui consiste à dire que Camus exprime de manière «inconsciente» sa supériorité de «colon» ne tient pas la route. Dans L'Etranger, Meursault a été condamné à la peine capitale, «au nom du peuple français», non pour son crime, mais pour le fait de «ne pas avoir pleuré la mort de sa mère». Cette formule comporte un ton anticolonial inouï. Elle exprime le courage, la lucidité et le style d'un homme qui, dès les années 30, s'est saisi de la question du fait colonial, pour peindre dans une sublime écriture romanesque la violence de la colonisation et l'effacement des dits «Indigènes» et «Arabes». Il ne peut y avoir d' «inconscient colonial» chez l'auteur de Misère de la Kabylie, le seul journaliste qui a été chassé d'Algérie, à cause de son «intelligence avec ses amis les Arabes». Scène de la plage Au moment où il contemplait un ciel vide qui l'accable de raies solaires, Meursault décide alors de reprendre une longue marche dans la plage, ce désert absurde. Dans l'instant où Meursault tire le premier coup de feu sur l'Arabe, il se tue au même temps. Par ricochet. Pourquoi ? Parce que cet acte est l'aveu de sa défaite face à une existence qu'il ne comprend pas, qui le dépasse. La plage déserte et son soleil rouge est ce lieu d'exil par excellence, où «rien ne vaut la peine», où rien «n'a de sens». Meursault a tenté d' «esquiver» l'absurde, en faisant «deux pas en arrière», mais sans aucun succès, le nihilisme l'a rattrapé devant un corps inerte qu'il a encore criblé par quatre balles, pour mieux s'assurer que «cela ne veut rien dire» : «La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur»6. Camus écrivait dans Le mythe de Sisyphe qu'on se suicidait rarement par réflexion. De même, Meursault a réalisé en retard l'ampleur de son acte. L'énoncé «J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour» fait écho à l'éthique camusienne de la mesure : le meurtre de l'Arabe est ici une représentation de la défaite face à l'absurde. Meursault prend conscience de «l'équilibre détruit» après le déclenchement du coup de révolver. Le meurtre de l'Arabe est un acte de démesure. Meursault est vaincu : l'aspiration au néant a pris le dessus, sur une plage déserte au sable rouge, couverte d'un ciel vide et sans réponses. Le deuxième Meursault Lucide et froid face à l'interrogatoire du juge, Meursault refuse le rachat des péchés par le Christ, le Seigneur et le Sauveur du juge, dans ce monde et dans l'Au-delà. C'est l'une des attitudes de l'homme absurde qui accepte le réel tel qu'il est, en refusant de consentir aux illusions, religieuses surtout. Il préfère se définir comme «coupable», au lieu de «laver son crime» par la Miséricorde du Père et du Fils. De même face à l'aumônier, et peu de temps avant l'éventuelle exécution de la peine capitale à son encontre, Meursault ne cède point. Il est coupable et il trouve normal le fait qu'il doit «payer». Colérique face aux exhortations de l'aumônier au repentir, Meursault réclame le droit de ne plus passer le peu de temps qu'il lui reste avec Dieu, c'est-à-dire dans l'illusion. «J'ai tenté de lui expliquer une dernière fois qu'il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu»7. Après cette extrême colère exprimée contre l'aumônier, Meursault a pu enfin se sentir calme et purgé d'un mal qui le ronge depuis l'enterrement de sa mère. C'est à ce moment précisément, tout près de la mort, qu'il s'est senti libre et «prêt à tout revivre» : «Pour la première fois depuis bien longtemps, j'ai pensé à maman. Il m'a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d'une vie elle avait pris un «fiancé», pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s'éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s'y sentir libérée et prête à tout revivre»8. Si le Meursault de la première partie de L'Etranger a pu succomber aux appels du néant, au nihilisme, le Meursault de la deuxième partie, et surtout celui du dernier chapitre, a pu trouver une possibilité de sens à l'existence, au fond sa cellule et privé de liberté, en s'ouvrant à «la tendre indifférence du monde». Ce deuxième Meursault ressemble fortement à Sisyphe, dans son supplice quotidien. En effet, Sisyphe nie les dieux et soulève les rochers. Camus voit en lui un enseignement supérieur de la fidélité et de l'espoir à la volonté de vivre. Sisyphe habite le monde en luttant incessamment pour atteindre les cimes éternelles où résident les dieux. Sisyphe redescend dans la plaine avec sa pierre qui dévale vers le monde inférieur. Cette descente lui offre une pause dans laquelle Camus le trouve intéressant. Dans cette pause, Sisyphe prend le souffle et prépare son énième montée vers les sommets : il ne consent pas au vide et à la stérilité du monde, au contraire, il exprime, dans la joie, sa passion pour la vie. C'est au pied de la plaine qu'il trouve la joie tragique qui lui permet de regagner les sommets. Sisyphe est conscient de sa situation absurde. Camus écrivait qu' «il faut imaginer Sisyphe heureux»9. De même, Meursault, au fond de sa nouvelle cellule, s'est senti heureux plus que jamais. Dans cette nouvelle cellule, il pouvait voir le ciel qui lui offrait la possibilité d'imaginer une évasion, un saut en dehors de la mécanique implacable de la condamnation à la peine capitale. C'est dans ce moment de pause, semblable à la pause de Sisyphe en bas de la plaine, que Meursault a reconquis sa volonté de revivre. Il faut imaginer Meursault heureux, au fond de sa cellule, face à la mer inondée de raies solaires. Notes : 1. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 17. 2. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op.cit., p. 18-19. 3. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op.cit., p 22-23. 4. Albert Camus, Noces suivi de L'été, Gallimard, «Folio», 1959, p. 140. 5. Ibid., p. 149. 6. Albert Camus, L'Etranger, Paris, Gallimard, 1942, p. 93. 7. Albert Camus, L'Etranger, op.cit., p. 180. 8. Ibid., p. 183. 9. Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, op.cit. p. 168. |