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Peut-on
fonder une démocratie constitutionnelle sur un acte non constitutionnel ?
La question mérite d'être posée car elle ressurgit, aujourd'hui, pratiquement dans les mêmes termes qu'en 1992, lors de l'arrêt du processus électoral. Certes, le contexte est différent et, heureusement, bien plus pacifique. Mais elle aboutit, de même, à refuser des élections, du moins pour le proche terme. La question avait été présentée à l'époque sous la forme d'un dilemme: choisir entre la légalité constitutionnelle et une démocratie promise, mais pour l'avenir. C'était un faux dilemme. Preuve en est, cela n'a rien réglé, 30 ans après. Pouvait-on en effet faire naître une démocratie à partir d'un acte antidémocratique ? Pourtant, certains, de nouveau aujourd'hui, continuent d'opposer légalité constitutionnelle et démocratie. Ils ont la conviction qu'une solution constitutionnelle n'est pas actuellement possible et qu'elle est un obstacle à une vraie solution démocratique. Voyons donc leurs arguments. Ils appellent «solution politique» une approche non constitutionnelle et ils disent qu'elle est nécessitée par «la situation exceptionnelle». Comme si une solution constitutionnelle n'était pas elle aussi une solution politique, mais passons. On va cependant mieux comprendre, car ce qui est proposé sous l'appellation de «solution politique», c'est, je cite, une «Instance présidentielle provisoire (on ajoute parfois «collégiale»), composée de personnes compétentes et crédibles, ayant la confiance du peuple, chargée de conduire la période de la transition démocratique». Mais il faut bien une autorité pour installer une telle instance, d'où ce recours à l'armée. En somme, c'est à une instance constitutionnelle, l'ANP, qu'il est demandé d'installer une instance extraconstitutionnelle. Alors même d'ailleurs qu'il était reproché au pouvoir ses pratiques extraconstitutionnelles. Les solutions constitutionnelles ont-elles été épuisées avant d'envisager une telle issue à la crise actuelle ? Si tel n'est pas le cas, on risque d'enclencher une logique putschiste quelles que soient, par ailleurs, les bonnes intentions proclamées. Le Hirak, mouvement ou révolution Mais il est tout de suite alors dit par les partisans de cette «solution politique», qu'il s'agit actuellement d' «une Révolution» et que la Constitution, alors, importe peu puisqu'une révolution crée sa propre légalité. Il faudrait alors nommer cette» Révolution». De quelle Révolution s'agit-il ? Le Hirak ne parle pas de Révolution. Pour le Hirak, pour le peuple, pour tous les Algériens, il y a une seule révolution, «Etthaoura», celle du 1er Novembre 1954. C'est à celle-là qu'il se réfère. Le Hirak dit qu'elle doit être parachevée, menée à terme. Il se réclame de l'esprit de Novembre, du programme de la déclaration du premier Novembre 1954, du message des martyrs. Il ne s'agit pas d'une deuxième Révolution. Le Hirak, comme son nom a voulu l'indiquer dès le départ, est un Mouvement. Le Mouvement, dans la continuité de Novembre. D'ailleurs, ceux qui parlent de «Révolution» disent, sans s'apercevoir de la contradiction dans leur propos, qu'elle doit être «accompagnée» (élégant euphémisme) par l'ANP. Si l'armée peut accompagner «la Révolution», c'est donc que l'armée est «révolutionnaire», comme l'était l'ALN, dont elle se proclame d'ailleurs l'héritière. Alors pourquoi une deuxième révolution puisque c'est la même, la Révolution nationale, qui doit continuer et finir par atteindre ses objectifs. Par contre, si c'est une nouvelle Révolution, une Révolution n'a, par définition, à être «accompagnée par aucun élément du pouvoir en place, de l'ordre existant, puisqu'elle les change totalement, dans l'ensemble de leurs composantes, et notamment l'armée qui est, comme on le sait, en tout temps et en tout lieu, le noyau du pouvoir. Où on suppose résolu le problème à résoudre Il est dit que cette instance présidentielle provisoire sera composé de membres «honnêtes, compétents, crédibles, ayant la confiance du peuple». C'est supposé résolu le problème précisément à résoudre. Il est frappant comment on opère souvent ainsi chez nous, aux dépens de toute logique. Cela rappelle la fameuse phrase du président Boumediene, laquelle était supposée régler tous les problèmes: «l'homme qu'il faut à la place qu'il faut». Comme si on pouvait dire le contraire et qu'une telle tautologie pouvait tenir lieu de programme. Qui va choisir cet homme ? Celui qui choisit est-il déjà lui-même celui qu'il faut ? Comment savoir qu'un homme est celui qu'il faut si ce n'est précisément après qu'il ait été à cette place ? Comment savoir que ces personnes de l'instance présidentielle aient ces qualités requises ? La compétence ? À quoi la mesure-t-on ? Doit-il avoir un doctorat ? Et en quoi ? En sciences politiques, en économie, en sociologie, en droit, ou peut-être en chimie, en physique ? Ridicule. Comment peut-on savoir s'il a la confiance du peuple, si précisément elle n'est pas vérifiée dans des élections ? Ou alors c'est réduire les choses à des opérations de marketing ou de lobbying politique, comme d'ailleurs certains le font actuellement en faisant la promotion de leurs candidats sur les réseaux sociaux, de média en média, ou de vendredi en vendredi. En démocratie, la question n'est pas celle de la compétence, comme on passerait un examen devant un jury, elle est celle de la légitimité devant le seul jury qui vaille, celui des urnes, celui du Droit. Et c'est cette notion de légitimité démocratique qui différencie le démocrate du putschiste. Le putschiste, depuis toujours, dira qu'il veut rétablir la démocratie «après», qu'il veut redonner le pouvoir au peuple «après». Il séparera la fin des moyens. Les interventions étrangères elles aussi promettent toujours, au bout, la démocratie. Ceux qui veulent la désignation par le haut d'une instance présidentielle disent que c'est parce qu'ils n'ont pas confiance dans le pouvoir existant pour organiser des élections transparentes et honnêtes. Bien. Mais ne serait-il pas mieux alors de centrer tous les efforts sur la composition de la commission des élections et de lui donner tous les pouvoirs sur l'organisation et la gestion des élections sur tout le territoire. Ce serait la tâche la plus appropriée à la nature même du Hirak, sa mission historique naturelle, celle d'organiser la transmission du pouvoir à un président élu massivement et sous son contrôle. Des commissions électorales composées principalement d'éléments issus du Hirak pourraient être créées ainsi à tous les niveaux, local, wilaya, central. Autrement, on ne voit pas très bien la cohérence de la création d'une instance présidentielle exécutive provisoire avec l'objectif d'assurer la crédibilité des élections présidentielles. Il faudrait alors aussi remplacer les walis, les hauts fonctionnaires chargés des élections au niveau central et de wilaya, les responsables de la police de la sûreté, et de l'armée à ces niveaux, et pourquoi pas aussi les présidents d'APW et d'APC, bref autant dire dissoudre l'appareil d'État actuel, entrer dans l'aventure. Et d'ailleurs qui peut le faire si ce n'est le pouvoir ? On tourne en rond. La lutte nécessaire contre la corruption peut, si on n'y prend garde, être détournée contre la démocratie et à des fins putschistes comme c'est arrivé très souvent dans l'Histoire. Les oppositions, mais aussi des cercles du pouvoir, ont utilisé intensément, à des fins diverses, le thème de la corruption. Il présentait l'avantage de permettre des gains politiques immédiats sans nécessiter d'explications. L'avenir dira certainement, dans tout cela, la part de la corruption réelle, au sens propre du terme, et celle de l'immense gaspillage économique structurel propre à tous les systèmes fondés sur l'économie d'État. Mais le slogan «Tous pourris» n'a jamais fait partie de l'argumentaire des démocrates. Il faut prendre garde qu'il ne revienne comme un boomerang non seulement contre ceux qui l'exploitent, mais aussi contre une évolution démocratique saine et pacifique. Preuve déjà en est, certains de ceux qui ont pourtant utilisé intensément le thème du «pouvoir corrompu», et l'ont martelé sans cesse, se plaignent aujourd'hui que la lutte contre la corruption puisse servir à masquer «les tâches de la transition démocratique» et proposent même que cette lutte soit reportée après la réalisation de celles-ci. L'argument aussi qu'il n'y a plus de Constitution parce qu'elle a été maintes fois violée ne tient pas la route. Si elle n'a pas été respectée et que c'est la cause de nos problèmes, il faut alors en tirer la leçon exactement inverse, et ne plus accepter ces pratiques. Ne pas le faire, comme il est dit, «plus tard, lorsque la démocratie sera instaurée» mais dès à présent. Ou alors, où serait la crédibilité ? Certains, depuis des années, n'ont cessé de presser l'armée de faire, selon leur expression, «le dernier coup d'État» celui au profit de la démocratie. Mais un démocrate peut-il être un putschiste ? Pour le démocrate, la démocratie est autant une question de forme que de fond, et les moyens utilisés doivent correspondre à l'objectif. En droit, dans l'État de droit, la forme révèle le fond, elle le cristallise, elle en est inséparable. Le putschiste s'intéresse au pouvoir, le démocrate s'inquiète des moyens utilisés pour y arriver. Pour arrêter la longue série de coups d'Etat qu'a connue l'Algérie, il faut tout simplement ne plus en faire. |