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Présenté en compétition
officielle, «Yomedine», premier film du jeune
Egyptien A.B. Chawky, met en scène un lépreux flanqué
d'un orphelin nommé Obama et d'un âne blanc traversant l'Egypte. Rencontre avec
le jeune cinéaste ABC.
En direct de Cannes, bulle de tolérance dans un univers en perdition. En direct du monde libre qui défend tous les opprimés de la planète, migrants fugitifs, femmes harcelées, lesbiennes africaines, lépreux égyptiens et bien sûr toutes les victimes des guerres larvées actuelles. Dans le genre on vous l'a déjà dit mille fois mais il faut penser aux nouveaux lecteurs qui arrivent, notons à quel point est vertigineux le contraste entre les violences de la vie contenues dans les films projetés et la dolce vita qui berce la bourgeoise de la petite ville balnéaire qui accueille le Festival. Le monde va mal, certes, mais comment va Cannes, petite perle du monde libre ? Elle va bien, elle se développe dans le bon sens. Hyper-chouette et hyper-fliquée avec ses palmiers qui servent de support à des publicités géantes et des artères bouchées par des pots de fleurs géants pour éviter tout risque d'attentat à la voiture bélier. Comment traverser ce petit monde libre et orwellien et ses multiples portiques de détection de briquets oubliés malencontreusement au fond d'une des poches non trouées de son pantalon ? Avec le sourire, toujours le sourire, et en étant à jamais bienveillants à l'égard de nos anges protecteurs, ces armées d'agents de sécurité qui vérifient nos badges, nos sacs et qui contrôlent notre emploi du temps. On sait à la seconde près à quelle heure nous avons franchi les portes du «Bunker» (le Palais des Festivals) et quels films nous avons vus tel jour à telle heure et dans quelle salle de projection précisément. On l'a déjà maintes fois écrit, mais il faut penser aux nouveaux harkis et préciser que les agents de fouille d'origine afro-maghrébine excellent dans l'art grossier de l'excès de zèle et vont jusqu'à fouiner dans notre paquet de clope comme s'ils cherchaient le microfilm qui indiquerait aux autorités compétentes dans quels sites exactement l'Iran prépare sa méga-bombe nucléaire intelligente capable de traquer les Saoudiens même planqués dans les palaces de Cannes. Et inutile de profiter du calme apparent d'une ruelle loin de la Croisette pour nous adonner à ce vice commun qui consiste à extraire discrètement de notre nez une matière délicieuse à mastiquer, il y aura toujours une caméra pour immortaliser notre geste et après nous sommes fichés et pour les fêtes nous sommes fichus. Heureusement, se dit-on, il y a les artistes, les cinéastes, avec eux on retrouve un peu le goût de la liberté que le Festival promotionne dans une ambiance hystérico-militaire. Et bien non, raté ! Protégés par une armée d'attachés de presse et d'agents-avocats-ou je ne sais quoi, en tout cas très qualifiés, les cinéastes exigent qu'on ne leur pose pas les questions qui fâchent. Ainsi Martin Scorsese invité de la 50ème Quinzaine des Réalisateurs a «souhaité» que les rares journalistes autorisés à l'interviewer ne lui posent aucune question à propos de 1- Donald Trump, 2- Harvey Weinstein, 3- Netflix. Heureusement cette année Cannes donne la part belle aux premiers films et aux jeunes cinéastes. Comme ça tombe bien : en compétition officielle le seul premier film est égyptien «Yomedine» - en v.o Youm Eddine. Nous avons obtenu 25 minutes «pas plus» d'interview avec le jeune réalisateur de 32 ans. Mais ne voilà-t-il pas qu'on reçoit la veille de l'entretien un mail de ses attachés de presse nous demandant d'appeler le réalisateur A.B. Chawky (prononcez-le A.B. en anglais ou en français mais utiliser juste les initiales de son prénom). On croit rêver, est-il devenu honteux en ces temps d'islamophobie globalisée de porter le même prénom que le premier des compagnons du prophète ? C'est assez scandaleux et ridicule en même temps. Imagine-t-on par exemple l'Emir Mohamed Ben Kalish Ezab recevant le jeune reporter roumi, Tintin au Pays de l'or noir, exiger la condition qu'on l'appelle M. Kalish Ezab avant tout entretien ? Ou Khadidja Bengana demandant qu'on l'appelle préalablement K. Bengana sous peine d'être reconduit ? Ça commence mal comme on dit. Le Quotidien d'Oran: Bonjour A.B. Chawky? ABC: Abou Bakr Chawky, vous vous pouvez m'appelez comme ça? Q.O.: Ah voilà qui est rassurant mais pourquoi avez-vous demandé à vos attachés de presse qu'on vous appelle A.B. Chawky ? ABC (sourire triste) : Parce que j'ai envie qu'on ne se focalise que sur mon film pas sur mon nom. Vous ne pouvez pas imaginer ce que j'ai enduré ces dernières années à cause de ce prénom qui est aussi, hélas, celui d'Al-Baghdadi (le chef présumé de Daesh NDR). Et pas seulement dans les aéroports. Un calvaire. En Amérique où j'ai étudié, en Europe et partout dans le monde non-arabe où l'on ne distingue pas le nom et le prénom, je ne vous dis pas toutes les humiliations subies, les heures d'attente, les réflexions blessantes. Q.O.: ? (Silence gêné de l'envoyé spécial qui ne sait comment réagir face à cette voix douce, à ce visage angélique et à cette souffrance révélée. Comment le consoler ? En lui disant qu'il y a toujours pire dans la vie, par exemple ces gens innocents qui s'appellent malencontreusement Oussama Abou Bakr, ou Fofana Kouachi ou encore Said Ouyahia et qui n'ont rien fait de mal? Je lui propose de l'appeler ABC, comme cette salle de cinéma du Alger de mon enfance, il a dit «Machi»). Pour revenir au film, vous avez réalisé il y a 10 ans un documentaire sur un centre pour lépreux au Caire qui est à l'origine de ce premier long-métrage. ABC: Oui c'était un court film de 15 minutes que j'ai réalisé alors que j'étais étudiant de cinéma en Egypte. C'était une série de portraits des malades qui vivent dans la léproserie de Abdou Zaabal située à des heures au nord du Caire. J'étais jeune, j'ai raté mon film mais j'ai été touché par ces gens qui vivent là comme dans un village, ils sont peut-être 2.000 à vivre aujourd'hui dans cette colonie à l'abri des regards. Q.O.: Comment avez-vous trouvé Rady Gamal qui joue Beshay le rôle principal ? ABC: A léproserie d'Abu Zaabal justement, je ne voulais pas utiliser un acteur professionnel mais quelqu'un de la communauté. C'était le premier à s'être présenté au casting et il est venu plusieurs fois chez moi au Caire, pour le mettre en confiance d'abord, pour mettre en confiance l'équipe du film qui pour des raisons humaines avait des réticences à travailler avec un vrai lépreux. Rady n'est plus contagieux, depuis des années il a été guéri mais son visage et ses mains ont été mutilés par la maladie, c'était humain que les gens aient eu peur de travailler sur ce film où j'allais introduire un lépreux, un cul-de-jatte et d'autres handicapés à vie. Q.O.: Beshay est Copte (chrétien) et un peu à la manière du «Kid» de Chaplin il forme un duo avec un jeune Nubien musulman. Par ailleurs, le titre du film a une connotation religieuse, Youme Eddine. ABC: Je voulais montrer la diversité de l'Egypte pour mieux banaliser les différences. Les différences religieuses comme les autres. Je voulais montrer une autre Egypte, même la Pyramide du film ne fait pas partie des pyramides touristiques connues. La religion, c'était important d'en parler. Ne serait-ce que parce que de fait ce sont les chrétiens qui gèrent les léproseries pour le compte du ministère de la Santé. Dans la Bible, il est dit que Jésus a guéri les lépreux, ce qui explique sans doute pourquoi en Egypte les léproseries sont souvent gérées par des nonnes catholiques. Youm Eddine qui signifie le jour du jugement dernier en arabe rappelle qu'en Islam le jour du Jugement dernier tous les hommes seront considérés comme égaux et chacun sera jugé uniquement en fonction de ses actes et non de son apparence? Q.O.: Le film rappelle aussi que dans la tradition musulmane on dit «fuis le lépreux comme tu fuis le lion». ABC: Oui c'est un Hadith, mais l'important pour moi étant de montrer comment les lépreux ont détourné cette attaque, ils disent dans le film à quel point ils sont fiers d'êtres comparés à des lions. Q.O.: Comment êtes-vous arrivé à faire des films ? ABC: Je dois cela à ma mère qui est Autrichienne et qui est une grande cinéphile, c'est elle qui m'a donné le goût de voir des films différents, des films d'auteur en particulier. Elle n'hésitait pas à m'emmener à Paris pour voir des films iraniens, spécialement ceux de Jafar Panahi et me voilà en compétition cette année avec ce grand maître, je suis ému de tant d'honneur? J'ai terminé mes études de cinéma entamées au Caire à New York. Q.O.: Votre sélection en compétition officielle au Caire a étonné tout le monde y compris en Egypte où personne ne semble vous connaître dans le milieu du cinéma. ABC: C'est vrai que je suis hors système, ce qui ne veut pas dire que je ne me considère pas comme cinéaste égyptien, mais si j'ai opté pour ce métier c'est pour deux choses, d'abord parler à tout le monde, c'est-à-dire faire des films qui plaisent en Egypte et partout dans le monde. Ensuite filmer les gens qu'on refuse de montrer généralement au cinéma. Les oubliés de l'écran en quelque sorte. J'adore les films des frères Coen qui sont bien ancrés dans la culture américaine et qui arrivent pourtant à parler et à plaire aux cinéphiles de la planète entière. Q.O.: Voyez-vous des films égyptiens ? ABC: J'adore deux films de Youssef Chahine. On parle souvent de Gare Centrale qui est un monument de l'histoire du cinéma arabe et un film important dans le patrimoine cinématographique mondial. Et je trouve très intéressant que Chahine ait fait d'un clochard infirme, boiteux, le héros de son histoire. J'aime énormément un autre film de Chahine, injustement oublié, qui est Le 6ème jour et qui ressemble à sa manière au mien, c'est une mère avec un enfant malade qui voyagent dans l'Egypte profonde? Q.O.: Vous avez fait la montée des marches sans vos deux comédiens principaux, privés de visas? ABC: Sortir Rady Gamal de sa léproserie égyptienne pour l'exposer aux flashs et contraintes cannoises, on me l'aurait sans doute reproché. Mais s'il veut m'accompagner dans le monde pour la sortie du film ce sera avec plaisir. |