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«L'écriture a ceci de
mystérieux, c'est qu'elle parle»Paul Claudel -
Ecrivain français (1868-1955)
L'HOMMAGE Mardi 5 mai 2010 à Ouled Bouâchra. C'est une chaude matinée. Une foule bigarrée grimpe péniblement la côte vers une stèle à la mémoire de leur prestigieux chef, le colonel Si M'hamed Bougara, qui répétait assez souvent à ses compagnons d'armes : «La Révolution a ses propres conditions que nous avons pleinement acceptées. Parmi ces conditions, celle du martyr, sans lequel, il n'y aura jamais d'indépendance. Et les tombes des chouhada qui parsèmeront le sol algérien seront et resteront à jamais les témoins vivants de ce mal». Un compagnon d'armes du chahid entama la récitation de la «Fatiha». La foule répondit par un retentissant «Amine». Il entama ensuite, d'une voix tremblante, une pathétique oraison funèbre à la mémoire de celui qui était tombé au champ d'honneur ici même à Ouled Bouâchra le 5 mai 1959. «Nous sommes réunis aujourd'hui comme chaque année, par la grâce de Dieu, pour commémorer le 50e anniversaire de l'assassinat d'un valeureux combattant: notre frère, notre ami, notre colonel Si M'hamed Bougara, tombé au champ d'honneur ici même, voilà un demi-siècle, sous les balles assassines d'un colonialisme barbare». «Le colonel Si M'hamed vit le jour à...». La suite de l'oraison se perdit à travers les collines, caressant les villes et villages, les oueds, les talwegs, les anciennes zones interdites des monts de Bouzeghza, l'Ouarsenis, El-Meddad, Amrouna, Djebel Louh, le Zaccar, l'Atlas blidéen et bien d'autres régions que le colonel Si M'hamed avait sillonnées inlassablement, éperdument. Chacun s'est remémoré les judicieux conseils de Si M'hamed, sa passion et son exaltation pour une Algérie libre et démocrate, son encourageant sourire, son plaisir de toujours essayer d'unir le citadin avec le rural sous une même bannière: la chaleur humaine. A la fin de la cérémonie, ils se sont éparpillés à leur tour, à travers l'Algérie pour perpétuer le souvenir de ce grand homme: le colonel Si M'hamed Bougara. L'HOMME De son vrai nom Ahmed Benlarbi Bouguera, le colonel Si M'hamed vit le jour un jeudi 2 décembre 1926 à Affreville (Khemis-Miliana, wilaya de Aïn Defla). C'est dans une petite villa située au fond de la rue du Maroc, une rue perpendiculaire à l'avenue principale qui porte actuellement son nom, qu'est né Ahmed, qui sera connu sous le nom de guerre de Si M'hamed, colonel de la wilaya IV. Le deuxième prénom Benlarbi vient du fait que dans les grandes smalas où les frères, même mariés, vivent généralement sous le toit du patriarche et donc pour distinguer les nombreux cousins les uns des autres, on ajoute à leur prénom celui de leur père, d'où le prénom de Ahmed Ben Larbi (fils de Larbi). Ahmed est le troisième d'une fratrie de 7 enfants issus d'une modeste famille très conservatrice, originaire de Titest, petite commune de la région de Ath Yala, dans le nord sétifien, proche de la Petite Kabylie. Larbi, son père, était technicien réparateur dans la téléphonie à Affreville (Khemis-Miliana) où est né le jeune Ahmed. Il faut dire que le nom réel de la famille à Titest est Benmessaoud, nom hérité vraisemblablement d'un ancêtre de Larbi qui était connu sous le prénom de Messaoud. Par contre, le nom patronymique des Bougara aurait été attribué par l'administration coloniale en référence à Bougaâ (ex-Lafayette) dont dépendait à cette époque Titest. Ahmed fit ses études primaires à l'école française Lafayette, aujourd'hui école Kelkouli Hamdane, et fréquenta parallèlement l'école coranique où il apprit le Coran. Ecoutons à ce sujet Ressam Abdelkader dit Kadara: «J'ai fait les mêmes classes que notre ami Ahmed. Nous avons connu des instituteurs aussi bien indigènes qu'européens. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, je vous dirais que nous avons eu en 1re année M. Batata, en 2e année M. Malibère, en 4e année Mlle Vessiaire et en 5e année (fin d'études primaires, tous des Algériens) M. Benblidia. Si nos maîtres européens étaient peu regardants sur notre scolarité, M. Benblidia faisait tout pour nous faire participer aux cours. En classe, M. Benblidia ne parlait jamais en arabe, mais une fois, il nous dit presque à voix basse et, chose extraordinaire, en arabe. Le fait de parler en arabe nous a fait l'effet d'un coup de tonnerre: «Mes fils bien-aimés, vous devez relever le défi de ceux qui nous ont précédés, vous devez être assidus, vous devez enfin réussir dans vos études. L'Algérie de demain aura besoin de vous». On ne savait pas pourquoi il nous fit ce discours, mais en récréation, Ahmed nous a réunis et nous a expliqué, comme le ferait un adulte, le vrai sens des paroles de notre maître. «Le djihad est la seule issue pour arriver à l'Algérie de demain dont nous parlait le cheikh [1]», nous disait-il. Alors que ses camarades de son âge jouaient aux billes et à colin-maillard, Ahmed était toujours taciturne, en train de broyer du noir dans un coin de la cour de récréation. C'était le début de la prise de conscience de son bouillonnant nationalisme. Un volcan en éruption. En classe, poursuivait Kadara, Ahmed avait un comportement bizarre car ce dernier commençait à se retirer dans une sombre solitude, il occupait toujours la dernière table, non pas qu'il était le cancre de notre section, il était d'ailleurs le plus intelligent de notre classe[2], mais parce qu'il commençait à prendre conscience de la situation des indigènes que nous étions. C'était le réveil d'une étonnante précocité du nationalisme. Quand nous allions jouer, Ahmed profitait de l'occasion pour nous poser une foule de questions sur la différence qu'il y avait entre nous et nos jeunes camarades français, sur «le nif»[3] qui a été mis bas par les Français. Les leçons d'histoire étaient pour lui une torture. Il ne pouvait pas supporter un seul instant la prononciation des noms de Bugeaud, Napoléon ou autres usurpateurs. Alors, pour ne pas assister au cours et donner une excuse au maître de le mettre dehors, il commençait à faire du chahut. Abdelkader Malki[4] se souvient: «Ahmed crachait violemment à la face de ses camarades français toute la différence qui les séparait. Alors que nous étions beaucoup plus attirés par les jeux, Ahmed faisait tout pour nous tenir des discours dont nous comprenions mal le contenu. Même adolescent, Ahmed raisonnait comme le fait un adulte. Pour extérioriser toute sa haine pour les colonisateurs, Ahmed éprouvait un plaisir intense à faire le fayot avec ostentation devant ses maîtres européens quand il s'agit de la propre identité des indigènes. Par sous-entendus interposés, il les laisse deviner le fond de sa pensée sur la différence qui existe entre les deux communautés ou le fait que les Gaulois n'étaient pas nos ancêtres». A 16 ans il adhéra au mouvement des Scouts musulmans algériens (SMA). Il sera responsable du groupe El-Widad qui deviendra une véritable école du nationalisme avec comme dirigeants Mohamed Bouras, Omar Lagha, Sadek El-Foul et Bouza Mohamed. Il adhéra en même temps au SCA, le club sportif de l'ex-Affreville, où il fut titulaire du poste d'arrière de l'équipe réserve. Kadara se rappelle. «Ahmed se mettait dans tous ses états quand notre équipe perdait le match contre l'équipe européenne. La défaite faisait sur Ahmed l'effet d'un déshonneur. Pour lui, les rencontres de football avec les Français étaient beaucoup plus des rencontres-résistance que sportives». Toutes ces adhésions lui permirent de couvrir ses activités politiques. En 1944, accompagné de ses camarades Kouadri, Kelkouli et Belakhal Mohamed Ben Lamdani, le jeune Ahmed, alors âgé de 18 ans, se rendit en Tunisie pour suivre durant une année des études à la prestigieuse université Zitouna, fief du nationalisme et s'est frotté alors aux traditionalistes fascinés par l'Orient et l'arabisme. Le laps de temps passé en Tunisie, la soif aidant de savoir, grâce aussi au scoutisme et à son militantisme, il put acquérir une large et double culture arabo-française ainsi qu'une bonne base politique. Il fut arrêté une première fois le 8 mai 1945, jour qui vit le génocide de tout un peuple à Sétif, Guelma et Kherata. Sa sœur témoigne de l'engagement avancé pour la libération de son peuple: «Il partait tous les dimanches, tôt le matin pour ne rentrer que tard, fourbu, les vêtements sales, notre mère avait insisté une fois pour en savoir plus. Ahmed s'est contenté de lui répondre, ?Je m'entraîne pour la révolution». Abdelkader Malki se souvient d'une anecdote qui en disait long sur la prise de conscience nationaliste de Si M'hamed, alors âgé de 21 ans: «C'était en 1948 ou 49, nous étions membres de la section OS[5] d'El-Khemis. Sur le chemin de retour de Sidi El-Ghoul où nous avions l'habitude de nous entraîner militairement sous la direction de Si M'hamed, je marchais côte à côte avec lui lorsque Si Belahcène, qui ouvrait la marche de retour, commençait à siffloter l'hymne national de l'époque[6]. Si M'hamed se tourna vers moi avec un sourire radieux qui illumina son visage: ?Tu sais ce que représente ce sifflotement de notre hymne ? - ! ! ?.... - C'est, Incha'Allah[7], le un millionième de notre indépendance'». Il devait avoir 16 ou 17 ans, lorsqu'il a été surpris par sa maman en train d'écrire sur des bouts de papier d'énigmatiques listes de personnes. ? Mais pourquoi tous ces bouts de papier ? Tous ces noms ? - Je rédige des bons pour redonner la terre des colons aux paysans algériens après l'indépendance. Dans les années quarante, rêver de l'indépendance de l'Algérie était complètement insensé. Mais pas pour Ahmed, l'idéaliste. En 1946, il reprit ses activités patriotiques dès sa libération. Il adhéra au Parti du Peuple algérien (PPA) et devient membre de l'Organisation Spéciale (OS) à partir de 1948. On le retrouve plus tard au Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques (MTLD). Il fut arrêté une deuxième fois en 1950 pour être incarcéré à la suite de la découverte et le démantèlement de l'Organisation Spéciale en compagnie de ses amis de toujours, Malki Abdelkader, Fernini Ahmed qui furent condamnés à, respectivement, 3 et 2 ans de prison. Son père, qui croyait bien faire, constitua un avocat, un certain maître Papillon. En apprenant cela, Ahmed récusa catégoriquement l'assistance de l'homme de loi. - «Mon seul moyen de défense est ma confiance en ma foi et la justesse de mon combat», disait Ahmed à son père venu lui rendre visite. Libéré 3 ans après, il fut interdit de séjour, cela ne l'empêchera pas de poursuivre avec la même détermination, sinon plus, ses activités jusqu'au déclenchement de la lutte libératrice de Novembre 54. Au cours de son interdiction de séjour, des témoignages affirment que le jeune Ahmed travailla comme intendant dans un centre de formation à Blida puis à Alger. Avant son arrestation en 1950, on le retrouve au centre de formation professionnelle de Kouba[8] où il apprit le métier de soudeur à l'arc et travailla à la Société des chemins de fer de Khemis-Miliana (Aïn Defla). En 1953, coup de tonnerre chez les Bougara. La mère, les sœurs, les frères sont tous dans une communion de joie et de liesse. Entouré d'une garde de militants, Ahmed pénétra chez lui, au grand bonheur de sa mère. Il était dans un piteux état. Après avoir pris une douche et changé de vêtements, il les quitte après avoir passé un dernier moment avec eux. Il les quitte alors, en leur disant de ne plus le chercher et que, désormais, il appartient à l'Algérie. Depuis, il n'a jamais été revu par sa famille. Il était parti vers son destin sans connaître ni femme ni enfants. Mais il épousa l'Algérie et sa Révolution. En 1954, deux mois après le déclenchement de la lutte armée, il fit une rencontre déterminante. Il croise le chemin de Amar Ouamrane, chef de zone IV, qui va de Bouira à Orléansville (Chlef) et d'Alger jusqu'aux portes du Sud. Ahmed prit le nom de guerre de Si M'hamed et s'installa dans le maquis de Amrouna (Théniet El-Had) où il retrouva ses amis affrevillois, parmi eux Belkebir Abdelkader dit Koza qui deviendra un héros de la zone III, avant de tomber au champ d'honneur. Si M'hamed a été chargé de l'explication des objectifs du FLN/ALN dans les futures zones de la wilaya IV (Zaccar, Orléansville, Théniet El-Had). Celui qui va sacrifier sa vie pour l'émergence de la nation algérienne allait s'investir corps et âme dans l'action comme commissaire politique. LE COLONEL En 1953, Si M'hamed sortit de prison complètement métamorphosé politiquement. Lui et ses camarades de détention venaient de sortir non pas d'une triste prison, un vulgaire lieu d'incarcération, mais d'une grande et véritable université du nationalisme, de patriotisme et de culture où ils avaient acquis le savoir, car le plus important à cette époque c'était le développement d'une prise de conscience politique. Dans toutes les prisons et les camps de concentration[9], les prisonniers étaient pratiquement des internes, plutôt en formation politique, venus de diverses classes sociales, rassemblés aux frais de la trésorerie coloniale. La détention était un bienheureux service qui a été rendu au futur soulèvement révolutionnaire et a vu la formation d'hommes qui allaient encadrer la lutte entamée en 1954. C'est pendant sa détention que s'est développé en lui la passion de la lecture, les œuvres de Victor Hugo, Lamartine, Verlaine, grâce à ses codétenus qui étaient très instruits et qui avaient donc de solides connaissances en culture générale, en littérature, en mathématiques, en sciences, mais surtout en sciences politiques et l'art de la guérilla qu'ils enseignaient à leurs codétenus. Les détenus étaient donc soumis, bon gré, mal gré, à une intense activité intellectuelle dans tous les domaines. Des débats sont organisés après chaque lecture, après chaque cours, des conférences sont aussi organisées portant sur tous les sujets. Si M'hamed était d'une assiduité exemplaire pendant les cours. Il était animé d'une fougue et toujours empressé d'acquérir le savoir dans tous les domaines. A suivre *Fils de chahid, retraité Notes : [1] Le maître d'école [2] Il était, à cet âge là, un passionné des œuvres de Victor Hugo. Il récitait les vers des récitations avec mimes [3] C'est la dignité dans le langage familier propre aux algériens. [4] C'était son camarade d'école (Il dépassait Si M'hamed de cinq ans) et son compagnon d'arme et de cellule. [5] Organisation Spéciale (formation qui préparait la lutte armée créée en Février 1947 par Messali Hadj) [7] Par la Grâce de Dieu [8] Il aura comme camarade de classe un certain Ait Hamouda Amirouche, qui allait devenir le célèbre colonel Amirouche, chef de la Wilaya III [9] Le plus important dans la région était le camp de concentration Morand à Boghari (Médéa) |