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Revenir sur la situation de
l'architecture en Algérie n'est pas un sujet vain devant la diffusion de la
laideur que soutient la politique urbaine actuelle des plus hautes instances du
pays au nom de l'urgence et de la priorité rémanentes. L'hypothèse que nous
posons est que l'échec de l'activité architecturale est d'abord un échec
politique, puisque l'architecture, à aucun moment, n'est arrivée à constituer
un enjeu national déterminant.
Le discours officiel a de tout temps limité ses effets à des dispositions administratives et juridiques sans lendemain ; il a même aggravé les choses en déconsidérant le rôle des architectes par des déclarations méprisantes à leur égard. C'est en ce sens que nous disons qu' «une histoire de l'architecture jamais entamée depuis l'indépendance» est un signe fort de cette absence d'intérêt pour ce qu'il y a de plus subtil dans l'acte de construire les villes : la recherche d'un idéal architectural dans un environnement global qui ne privilégierait pas une partie au détriment d'une autre (d'où notre condamnation du fonctionnalisme urbain et de ses dérives)1. Un bref regard historique et critique sur l'urbanisme algérien L'Etat algérien s'est particulièrement occupé de l'affirmation de son autorité nationale au détriment de tout le reste particulièrement au cours des années 1970, d'où l'importance accordée en second plan à la réglementation de l'urbanisme et à la création d'instruments opérationnels d'aménagement urbain, qui ont servi à l'implantation des industries devant assurer l'indépendance économique2. En réalité, ce que l'Etat algérien mettait en place c'était la reconduction de l'autoritarisme colonial que le plan de Constantine aux projets hérités, a certainement bien cristallisé, et qui a mis un terme à l'esprit créatif des architectes d'avant 1958, comme cette flopée d'architectes ayant dessiné et construit des choses appréciables pour les populations indigènes. C'est en ce sens-là que je dis que nous sommes encore dans l'héritage de «l'urbanisme anti-architecture» qui a caractérisé en partie la France de l'après Deuxième Guerre mondiale et qui a fini par rattraper totalement l'Algérie avec le plan de 1958, en mettant fin à l'urbanisme de gestion de l'agence du Plan d'Alger que relate assez bien Jean-Jacques Deluz dans ses travaux3. L'Algérie post-coloniale a renforcé sa propension à l'autoritarisme en reprenant à son compte d'autres conjonctures socialement et économiquement complexes à travers l'emprunt du modèles des ZUP4 qu'elle a fait appeler étrangement ZHUN5, et que j'ai fini par appeler les ensembles Z pour signifier leur indigence architecturale6. En France, cet urbanisme normé qui devait répondre absolument aux contraintes du marché, comme par la standardisation du calcul du prix du mètre carré, et de la technologie (nouvelle ?) elle-même régie désormais par les impératifs énergétiques et sécuritaires, a conduit Bernard Huet à produire un article ayant suscité une grande polémique dans les années 1980 : «La ville contre l'architecture »7. Standardiser les besoins, standardiser les Algériens A travers les ZHUN, nous pouvons croire en tout cas que les mentors algériens de l'urbanisme réglementaire semblaient avoir pour intention de conditionner l'Algérien à l'idée de la standardisation des besoins, pour en faire un Algérien-standard sans exigences particulières, ce qui devait correspondre dans l'esprit de l'autoritarisme ambiant des années 1970 aux lectures des grilles urbaines que déterminaient les rigidités des statistiques n'ayant pourtant, en réalité, aucune incidence sur la qualité architecturale8. En fait, c'est une lecture plausible qui peut convenir à ceux qui veulent descendre Le Corbusier, par exemple !, et lui imputer une responsabilité d'un fait qu'il n'avait peut-être pas l'intention de fabriquer. J'ai vite fait le tour de la question en me rendant compte que ce qui se dit de cet architecte talentueux, c'est des on-dit qui n'ont généralement pas de fondements solides. La connaissance que la plupart ont de Le Corbusier est limitée, se restreignant approximativement à la maison Savoye et à l'unité d'habitation de Marseille, et à quelques exercices de dessin dignes de débutants qui demeurent débutants. Ils ne sont pas nombreux ceux qui ont lu les travaux de Le Corbusier, et qui peuvent en parler aisément, de façon cognitive. Comme la plupart n'ont pas lu la charte d'Athènes qu'ils citent pourtant souvent comme référence. C'est ce qui explique cet effet approximatif de l'esprit de la charte qui s'est déteint sur les ZHUN. Des immeubles dispersés de façon hasardeuse, des espaces libres à peine plantés, et des aménagements mal réalisés. Bien sûr que dans cette conception, disons véhiculée comme par cynisme, la logique de la grue finit par dominer. On évoque la prépondérance d'une technologie qui détermine la forme de l'habitat, au lieu d'évoquer un habitat qui fait appel selon nécessités à des technologies occasionnelles et de préférence locales. On peut donc y repérer tout le débat historique de l'architecture portée sur l'opposition de l'uniformisation à la diversité et, bien sûr, la justification des moyens. Au-delà de la ZHUN procédure, le projet de la ZHUN Le logement des ZHUN avait une certaine valeur parce qu'il permettait dans le cas des migrants ruraux, de les propulser dans un jet de modernité, de les habituer au progrès que les dirigeants enviaient aux Européens et implicitement aux anciens colonisateurs. Les nouveaux citadins (comme les nouveaux riches actuellement) vivaient l'expérience de la ZHUN comme un stage de citadinité. Les migrants nouvellement citadins passaient de l'échelle généreuse du milieu rural à l'échelle étroite du milieu urbain. Dans leur esprit, ils laissaient la misère derrière eux. L'habitat nouveau permettait des formes de confort qui n'existaient pas dans le milieu rural, et des possibilités de promotion sociale, pourvu que les codes de la citadinité soient acquis. Dans le cas des Algériens, je suis plus à l'aise en parlant à leur sujet de statut que de classe. En fait, l'Algérie post-coloniale de Boumediene n'a pas reconnu les groupes au statut particulièrement sécularisé, qu'il s'agisse des riches ou des pauvres. En ce sens, le logement des ZHUN a permis un certain nivellement social, puisque dans le même immeuble comme sur le même palier, voire dans le même grand-ensemble, les habitants avaient la possibilité de vivre ensemble, de partager le même espace public, de participer à un projet fort qui est celui de jouir de sa place dans le groupe en transcendant les différences. Les ZHUN, par leur faible densité, convenaient aux ruraux qui y voyaient un prolongement de leurs milieux d'origine. C'était comme vivre dans sa maison privée suspendue dans l'air et surplombant le grand espace qui rappelait l'espace rural. Les ZHUN ont, d'une certaine manière, favorisé des correspondances de représentation lesquelles n'étaient pas faites a priori pour se rencontrer. La norme des ZHUN des 70 à 80 logements par hectare portait en elle des gènes ruraux. C'est cette expérience que nous avons perdue en nous engageant dans le tournant du libéralisme subit des années 1990?9 De la ZHUN au changement de statut De nombreuses contributions s'accordent à dire qu'il eut dès le départ un décalage sournois entre l'esprit de la procédure de la ZHUN et son application opérationnelle. Les ingérences des décideurs de différents niveaux, les agissements bureaucratiques et le manque des moyens humains et matériels ont eu raison de cette expérience en l'estropiant et en déformant les lieux dans l'impunité la plus totale. Le logement des ZHUN est devenu un enjeu économique qui a enrichi les uns et cantonné les autres. La spéculation des années 1990 ne l'a pas épargné, et a permis aux premiers habitants de l'utiliser pour accéder à la maison individuelle10. Ce logement qui devait aider à la fabrication de l'Algérien modèle et moderne dans le cadre des politiques économiquement et socialement dirigistes, a fini par montrer les limites d'une grande partie des idéalités imposées de l'idéologie socialiste des années 1970, en particulier devant l'autorisation du formel et de l'informel de la gabegie des lotissements des périphéries urbaines de la décennie 1990. L'espace que le logement des ZHUN offrait n'était plus suffisant ni en terme de surface ni en terme de confort. Les Algériens n'ont pas hésité à profiter des instabilités et faiblesses des conjonctures politiques pour changer de statut. En d'autres termes, de passer du statut de cas social à celui de propriétaire. C'est en ce sens que je pense que l'Etat a contribué à l'implosion de ses propres projets idéologiques, disons simplement, parce que les intérêts ont changé. De collectifs ils sont devenus individuels. Quelques autres facteurs ayant contribué à l'échec En somme, d'autres facteurs ont contribué à l'échec de l'architecture et à son enseignement qu'on a tué dans l'œuf, et cela dès les années 1970. D'abord l'enfermement de l'activité architecturale dans «un discours officiel de la débâcle identitaire». La recherche déchaînée d'une identité «mi imaginaire mi assumée»11, qui fait le grand écart entre la construction abusive d'une histoire pré-coloniale échafaudée avec des références qui refusent d'aller au monde multiculturel, et une autre plus contemporaine qui fait dans la sujétion que la modernité doit à l'industrialisation au nom du progressisme ambiant des années 1970, n'a pas permis l'éclosion d'un esprit architectural algérien. Il est d'ailleurs surprenant de constater qu'à ce jour le débat très rudimentaire des architectes se joue encore entre une vision idyllique d'une supposée architecture arabo-musulmane (je l'appelle «architecture européenne travestie») laquelle est pourtant une invention coloniale, qui fut détestable au grand Le Corbusier, et une adoration presque maladive de tout ce qui relève de la technologie importée et que la plupart confondent avec le confort thermique et acoustique, et les performances numériques. Le deuxième facteur a un rapport à la primauté qu'on a donnée à l'urbanisme de type réglementaire, que représentaient principalement des géographes, des sociologues, etc., n'ayant pas été formés spécialement à l'art pratique qu'est l'architecture12, et qui a relégué les architectes au rôle de moyen de légitimation de l'action publique ; autrement dit, quand ça ne marche pas ce sont les architectes qui sont responsables. Cet urbanisme réglementaire qui a débouché sur des lois bizarres, en termes de rédaction comme en termes de contenu13 a eu un effet très négatif sur la production architecturale ; il a enrôlé les architectes, entre autres bien sûr, dans les méfaits des impératifs entrepreneuriaux que des architectes de renom ont dénoncés, comme Fernand Pouillon dans ses «Mémoires d'un architecte» dont nous recommandons la lecture en permanence, tant les propos qu'il y tient sont d'actualité. En ce sens, nous le disons sans tergiversation, les PDAU comme les POS ont été, architecturalement parlant, inefficaces ; ils ont oublié que la ville est d'abord de l'architecture qui se pratique au quotidien14 ; ils ont négligé la relation vitale qui lie l'architecture à l'urbanisme15, d'où ma question itérée : n'est-il pas impossible de penser urbanisme sans penser architecture ? L'inadéquation de l'environnement de l'architecture Bien sûr, ces facteurs relatifs à l'échec de l'activité architecturale dans notre pays ne sont pas suffisants pour expliquer l'inadéquation d'un environnement global antidémocratique. Le choix des personnes par exemple aux postes clefs de la décision publique a rarement été judicieux, selon certains esprits critiques ayant exercé dans le milieu public16. Depuis quelques années nous assistons à la promotion flagrante de décideurs qui ont contribué aux dégradations de l'environnement urbain plus qu'autre chose, parfois avec des profils d'architectes, ce qui nous amène à poser très sérieusement la question de comment choisir les détenteurs des pouvoirs publics en dehors des incohérences du système en place qui le fait ou semble le faire selon le mode des trajectoires d'intérêts très ressautées et la condition d'assurer la paix sociale17. C'est en ce sens qu'il devient nécessaire de réaliser une histoire de la maîtrise de l'ouvrage ayant pour objet trois sujets principaux : 1. Une histoire critique de l'urbanisme ou des urbanismes occasionnels et des projets d'architecture réalisées et non réalisés, 2. La présentation des profils des maîtres de l'ouvrage du secteur public surtout, 3. Le rapport de la maîtrise de l'ouvrage à la maîtrise de l'œuvre. Car nous pensons sincèrement que le maintien de l'anonymat dans les processus de fabrication urbaine encourage le foisonnement de la laideur au niveau national, et lui donne même des justifications dans le discours officiel. Il est quand même révoltant de constater que Sidi Abdallah dont le maître d'œuvre d'origine a fini par renier devienne le modèle de la réussite urbanistique avec sa polychromie injustifiée et de mauvais goût, et la pauvreté de sa conception architecturale. La réussite d'un environnement urbain ne se limite pas à la séduction d'une image, à la largeur de ses avenues et à une projection aléatoire de ses plantes. Pour conclure Je pense que le fait d'avoir séparé l'urbanisme (réglementaire donc aux tendances autoritaires) et l'architecture, et soumis cette dernière à des exigences administratives et bureaucratiques n'ayant aucun sens pour la liberté d'esprit que suppose la pratique du métier d'architecte, est quelque chose qui devrait nous alarmer par rapport à nos ambitions démocratiques. La surdose politique ayant enivré l'urbanisme algérien, a fini par tuer l'architecture dans l'œuf. Notes : 1- Des positions similaires aux miennes existent dans d'autres pays. 2- Lire à ce sujet : Abed Bendjelid, Planification et organisation de l'espace en Algérie, OPU, 1984. 3- Jean-Jacques Deluz, L'urbanisme et l'architecture d'Alger ? Aperçu critique, OPU, 1988. 4- Zone à Urbaniser en Priorité, procédure appliquée en France de 1959 à 1967. 5- Qui peut nous convaincre de la subtilité de cet acronyme ? Ce que nous pouvons en dire pour le moment, c'est que les ZHUN (Zones d'Habitat Urbain Nouvelles) sont une inspiration des ZUP françaises. La ZHUN est une procédure technique et administrative que le circulaire ministériel n°00 355/PU du 19 février 1975 a officialisée. 6- «A quelques éléments près, la planification urbaine en Algérie s'inspire de l'expérience française. On déplore alors, à raison, le placage des techniques importées qu'il s'agisse d'urbanisme réglementaire ou de procédures d'urbanisme opérationnel.», in Benziane Smmoud et Ali Aït-Amirat (auteurs), Evolutions politiques et planification, production et gestion urbaines en Algérie, books.openedition.org/irmc/562 ?lang=fr 7- Architecture-Mouvement-Continuité AMC, n°14, 1986. 8- En ce sens, une lecture de Hassan Fethy, Construire avec le peuple, ferait beaucoup de bien à nos urbanistes non architectes. 9- «A ne pas sublimer cette mixité outre mesure. Elle était surtout mue par la fameuse GSE (Gestion Socialiste des Entreprises) qui mettait sur le même pied d'égalité le chef et l'employé. Ça obéissait de la devise de Boumediene désincarnant les historiques et à travers ça la notion même d'individu.». Propos de Mohamed Larbi Merhoum, architecte et plusieurs fois détenteur du prix national d'architecture. 10- «"Un seul héros ! le peuple", une belle utopie qui n'a pas résisté à la légalisation des premiers beaux lotissements de la CADAT dès 1980, et qui a vu se regrouper instinctivement les catégories sociales entre elles. Comme quoi les hommes sont viscéralement liés à la propriété privée ! ». Propos de Mohamed Larbi Merhoum, architecte. 11- C'est intéressant d'aller chercher les traces de cette affirmation aussi bien dans les travaux d'avant-garde d'Abed Bendjlid géographe que dans les propos de Roland Simounet architecte. 12- Ces non architectes refusent à l'architecture son autonomie disciplinaire. Je me permets donc de leur rappeler que Vitruve considérait déjà de son époque que l'architecture est une science appliquée qui recouvre plusieurs savoirs dont l'art de bâtir. Alberti dénote la contradiction conceptuelle entre ville et architecture. Bernard Huet dans ses travaux explique bien ces éléments ignorés par nos professionnels. 13- Je pense en particulier à la loi 90-29 relative à l'aménagement et à l'urbanisme. Encore plus étrange la loi 98-04 relative à la protection du patrimoine culturel. 14- Nous rejoignons le propos de Patrick Bouchain, architecte. 15- Nous paraphrasons des propos de Michel Ragon, historien de l'architecture et de l'urbanisme modernes. 16- La plupart des universitaires et des professionnels le pensent mais ne le revendiquent pas suffisamment, ou ne le revendiquent pas du tout comme par opportunisme. La situation actuelle de l'Algérie où rien ne se fait de manière efficace, où le concret réfléchi n'est pas conjugué à la loi de la persévérance, arrange tous ceux qui ont réussi à parvenir à des postes sans mérites et profitent désormais des formes d'impunité du système qui leur permettent de durer inutilement. 17- Cette remarque s'applique désormais dans tous les domaines. *Architecte et docteur en urbanisme |
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