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NEW
YORK ? Même si certains déficits d'approvisionnement étaient anticipés sur la
période de réouverture de l'économie mondiale après les confinements liés au
COVID-19, ces déficits se révèlent plus généralisés et moins transitoires que
ce que beaucoup espéraient. Dans une économie de marché régie au moins
partiellement par les lois de l'offre et de la demande, on s'attend à ce que
les pénuries se reflètent dans les prix. Et lorsque des augmentations
individuelles de prix se combinent, cela s'appelle l'inflation, qui se situe
aujourd'hui à des niveaux inédits depuis de nombreuses années.
Ma principale crainte concerne toutefois le risque de voir les banques centrales surréagir, en élevant excessivement les taux d'intérêt, et en entravant la reprise naissante. Comme toujours, les catégories situées au bas de l'échelle des revenus seraient les plus susceptibles de souffrir d'un tel scénario. Plusieurs éléments se dégagent des données récentes. Premièrement, le taux d'inflation est volatile. Le mois dernier, les médias se sont affolés face à un taux d'inflation annuel de 7 % aux États-Unis, oubliant de relever que le taux de décembre s'était élevé à un peu plus de la moitié de celui du mois d'octobre. Sans preuve d'une inflation galopante, les projections de marché ? illustrées par la différence de rendement des obligations indexées et non indexées sur l'inflation ? ont été à dûment contenues. Une source majeure de hausse de l'inflation réside dans les prix énergétiques, qui ont augmenté en 2021 à un taux annuel de 30 %, corrigé des variations saisonnières. Il existe une raison pour laquelle ces prix sont exclus de « l'inflation de base ». Tandis que le monde s'éloigne peu à peu des combustibles fossiles ? une nécessité pour atténuer le changement climatique ? il faut s'attendre à certains coûts transitoires, dans la mesure où l'investissement dans les combustibles fossiles est susceptible de connaître un déclin plus rapide que l'augmentation des approvisionnements alternatifs. Pour autant, ce à quoi nous assistons aujourd'hui n'est autre qu'un pur exercice de puissance de marché des producteurs de pétrole. Conscientes que leurs jours sont comptés, les sociétés pétrolières vont chercher partout les rendements qu'elles peuvent encore obtenir. Un prix élevé de l'essence peut constituer un sérieux problème politique, dans la mesure où tous ceux qui utilisent leur automobile pour se rendre au travail y sont confrontés. On peut toutefois raisonnablement s'attendre à ce qu'une fois le prix de l'essence retombé à des niveaux pré-COVID plus habituels, il n'alimente plus la dynamique restante de l'inflation. Ici encore, les observateurs avisés du marché s'accordent d'ores et déjà sur ce point. Une autre problématique majeure réside dans le prix des automobiles d'occasion, qui souligne des problèmes techniques dans la manière dont est construit l'indice des prix à la consommation. Des prix plus élevés signifient que les vendeurs s'en sortent mieux que les acheteurs. L'indice des prix à la consommation aux États-Unis (à la différence de celui des autres pays) n'appréhende cependant que le côté acheteur, ce qui suggère une autre raison pour laquelle les prévisions d'inflation demeurent relativement stables : les particuliers savent que les prix élevés des automobiles d'occasion constituent une aberration à courte terme, qui reflète la pénurie de semiconducteurs, laquelle limite actuellement l'offre en automobiles neuves. Nous savons aussi bien qu'il y a deux ans fabriquer des voitures et des puces électroniques, et nous avons par conséquent toutes les raisons de penser que ces prix continueront de diminuer, donnant lieu à une déflation mesurée. Par ailleurs, dans la mesure où l'inflation actuelle provient en grande partie de problématiques mondiales ? telles que les pénuries de puces électroniques et le comportement des cartels du pétrole ? il est très exagéré de citer en coupable de l'inflation le soutien budgétaire excessif aux États-Unis. Dans leur individualité, les États-Unis n'influencent que de manière limitée les prix mondiaux. Oui, les États-Unis connaissent une inflation légèrement supérieure à celle de l'Europe ; mais ils bénéficient également d'une croissance plus forte. Les politiques américaines ont empêché une aggravation considérable de la pauvreté, qui aurait pu survenir sans ces mesures. Considérant que le coût de l'inaction risquait d'être immense, les décideurs politiques américains ont pris la bonne décision. Certaines augmentations des salaires et des prix indiquent par ailleurs un équilibrage sain entre offre et demande. Des prix plus élevés sont supposés indiquer une rareté, redirigeant ainsi les ressources pour « résoudre » les pénuries. Ils ne constituent pas le signal d'un changement dans la capacité productive globale de l'économie. La pandémie a effectivement mis en lumière un manque de résilience économique. Les systèmes d'inventaire « juste à temps » fonctionnent correctement tant qu'il n'existe pas de problème systémique. Mais lorsque A est nécessaire pour produire B, que B indispensable pour produire C, etc., il n'est pas difficile de comprendre qu'une perturbation même minime peut engendrer des conséquences démesurées. De même, une économie de marché a tendance à mal s'adapter à des changements majeurs de type fermeture quasi-complète suivie d'un redémarrage. Cette transition difficile intervient par ailleurs après plusieurs décennies de tromperie en défaveur des travailleurs, notamment au bas de l'échelle salariale. Il n'est pas surprenant que les États-Unis connaissent un phénomène de « Grande Démission », qui voit les travailleurs quitter leur emploi en quête de meilleures opportunités. Si la réduction de l'offre de main-d'œuvre qui en résulte se traduit par une augmentation des salaires, cela commencera à rectifier plusieurs dizaines d'années de croissance presque inexistante des salaires réels (ajustée en fonction de l'inflation). Par opposition, le freinage précipité de la demande chaque fois que les salaires commencent à augmenter constitue la recette parfaite d'un déclin de la paie des travailleurs au fil du temps. La Réserve fédérale américaine envisageant désormais une nouvelle approche politique, il convient de noter que les périodes de changement structurel rapide nécessitent bien souvent un taux d'inflation optimal plus élevé, en raison des rigidités nominales à la baisse liées aux salaires et aux prix (c'est-à-dire que ce qui augmente diminue rarement). Nous vivons une période de ce type, et nous ne devons pas paniquer si l'inflation dépasse la cible de 2 % des banques centrales ? un seuil qui ne présente aucune justification économique. Toute réflexion honnête sur l'inflation actuelle doit s'accompagner d'un avertissement important : dans la mesure où nous n'avons jamais connu cela, nous ne pouvons être certains de la manière dont les choses évolueront. Nous ne savons pas non plus avec certitude que penser de la Grande Démission, bien que les travailleurs du bas de l'échelle aient toutes les raisons d'être en colère. Nombre des travailleurs sur la touche devront sans doute retourner au travail une fois leurs réserves financières épuisées ; or, s'ils ne sont pas satisfaits, cela pourrait bien apparaître dans les chiffres de la productivité. Ce que nous savons, c'est qu'une augmentation générale des taux d'intérêt constituerait un remède pire que le mal. Nous ne devons pas nous attaquer à un problème du côté de l'offre en réduisant la demande et en accentuant le chômage. Cela aura beau freiner l'inflation si la démarche est poussée très loin, cela ruinera également l'existence des individus. Nous avons davantage besoin de politiques structurelles et budgétaires ciblées, destinées à déverrouiller les goulots d'étranglement de côté de l'offre, ainsi qu'à permettre aux individus de faire face au réalités d'aujourd'hui. Les bons alimentaires en faveur des plus défavorisés devraient par exemple être indexés sur le prix de l'alimentation, et les subventions énergétiques (liées au carburant) l'être sur les prix de l'énergie. De même, une réduction fiscale ponctuelle « d'ajustement à l'inflation » permettrait de soutenir les ménages à revenus faibles et intermédiaires dans la période de transition postpandémique. Elle pourrait être financée par une taxation des rentes monopolistiques considérables accumulées par les géants pétroliers, technologiques, pharmaceutiques et autres grandes sociétés durant la crise. Traduit de l'anglais par Martin Morel *Lauréat du prix Nobel d'économie, est professeur à l'Université de Columbia, et membre de la Commission indépendante pour la réforme de l'impôt international sur les sociétés |