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C'est selon ces
deux termes que je me propose de caractériser le discours et le cours réel des
choses qui semblent comme distendus en deux plans distincts, entre ce qui peut
être communément souhaité, ce que l'on voudrait faire croire - un nouveau
modèle de développement, et ce vers quoi on s'achemine en réalité - un état
d'urgence économique.
Les répressions et compressions des libertés d'expression et d'association qui ont récemment touché certains corps de la société et occupé la scène médiatique, ainsi que des manifestations significatives de violence sur le territoire national, ne manquent pas d'alerter sur une éventuelle mise en place d'un dispositif de répression en vue de faire accepter un certain nombre d'ajustements économiques socialement douloureux. S'il devient évident que la société ne peut pas accepter, que le marché se fasse le nouvel arbitre de la satisfaction des besoins et de la répartition des ressources, du fait de la profonde discordance entre riches et pauvres à l'exemple de la société vénézuélienne, il deviendra clair que l'ajustement ne pourra être que politique et autoritaire. Il restera à savoir ensuite si la société fera sienne une telle rigueur ou la refusera. Si l'on ne peut donc compter sur le marché et le pouvoir des riches pour infliger le traitement de choc qu'imposerait l'administration d'une vérité internationale des prix, un état d'urgence économique ne sera pas simplement considéré comme une fatalité, mais comme le choix du moindre mal. La discipline militaire étendue à l'ensemble de la société sera perçue par celle-ci comme moins déchirante qu'une soumission à la loi « impersonnelle » et radicale du marché. D'où sa très grande vraisemblance. Mais là encore, c'est le jour d'après qui est important : si l'état de pénurie peut justifier une administration militaire plutôt qu'une autre civile et marchande, ce sera pour triompher d'un tel état et non pour glorifier une telle discipline en elle-même. Car il faut bien garder à l'esprit le surcoût que représente une longue administration autoritaire des rapports sociaux, pour une société qui n'a pas appris à en supporter les coûts. Lui faire consentir une vérité des prix, ce qui est souhaitable, ou la lui imposer, ce qui ne garantit pas la réussite, ne sera pas chose aisée. Le scénario vénézuélien paraît vraisemblable[1] tant le déni de réalité semble important dans toutes les parties de la société, classe dirigeante et société politique comprises. Le choc ne pourra être contenu longtemps, sa violence sera là et la contre-violence pour la dissiper aussi. Car la conscience sociale apparaît comme complètement déconnectée du cours réel des choses : la société refuse de faire face à ses contradictions, et la classe dirigeante n'est pas légitimée pour engager aujourd'hui des réformes qu'elle n'a pas crues nécessaire de mener en de meilleures circonstances. Le refus social et politique d'affronter le monde tel qu'il est, d'envisager de lui faire face fermement et calmement, rendra difficile la possibilité d'amortir la violence du choc extérieur par des moyens pacifiques. La société qui n'a pas pris le temps de s'adapter aux nouvelles mutations mondiales devra se conformer rapidement aux nouvelles exigences. Ce qui va pousser la société militaire à élargir son intervention, à lui faire reprendre le devant de la scène pour arbitrer entre les différentes compétitions sociales, juger de la pertinence des offres et de la légitimité des demandes. L'économie de marché et la société civile n'ayant pas été conçues par l'administration militaire comme les moyens pour la société de prendre en charge sa sécurité dans ses différents volets, il faudra revenir à une politique de rationnement, aux files d'attente et à une répression violente du marché noir qui ne pourra manquer de suivre. Ce qui va mettre à l'épreuve sa capacité à faire face aux évènements et sa disposition à servir d'exemple au reste de la société. Ainsi, triste retour au point de départ, pourrait-on dire : n'ayant jamais envisagé une démilitarisation de l'organisation de la société, la société militaire va devoir assumer la prise en charge de l'ordre d'une société dont elle a encouragé le développement des besoins, dans une situation de pénurie aggravée. Des forces, qu'elle a suscitées pour les tourner contre la tradition, sont maintenant libres. Le leadership qu'elle avait assumé à l'indépendance et dont elle croyait pouvoir se départir subrepticement lui revient à nouveau, étant donné l'absence d'institutions capables de prévenir et de prémunir la société contre les chocs extérieurs. Elle doit désormais réfléchir sérieusement aux conditions d'une démilitarisation qui permettraient à la société de la prendre en charge, elle et ses autres besoins de sécurité. Car la militarisation peut être tout autant l'œuvre de forces centrifuges que centripètes. C'est donc contrainte qu'elle devra sortir de ses casernes afin de contenir les forces centrifuges. Car si sortir de la dépendance aux hydrocarbures n'était pas facile ni même désirable pour la société militaire, c'est parce que cela signifiait pour elle renoncer à une autonomie immédiate. Si une telle autonomie pouvait être justifiée temporairement au départ pour détendre le processus de différenciation sociale et aider la société à transformer ses dispositions et infrastructures, il faudra bien admettre que de Boumediene à Bouteflika, une telle extériorité de la société militaire n'a pas servi à lui donner une base fiscale pérenne. Sa capacité d'intervention économique étant amoindrie, c'est une nouvelle définition des ressources et des dépenses, un nouvel équilibre qui devront être à la base de l'organisation sociale et étatique[2]. Car l'organisation sociale et la construction étatique se trouvent confrontées à une situation paradoxale : la remilitarisation de l'administration pour gérer la rareté intervient au moment précis où elle ne dispose plus de base fiscale autonome et donc de position surplombante. C'est de vouloir conserver absolument une telle position surplombante qu'il lui arrivera d'échouer à construire une réelle autonomie. L'heure est venue de se rappeler le principe de la révolution anglaise : « no tax without representation ». Son autonomie ne peut plus tenir de ressources indépendantes, les richesses naturelles, mais d'une division équilibrée du travail social, où le travail productif est en mesure d'entretenir le travail improductif. Autrement dit, ce n'est plus à la société militaire de financer la société civile, mais l'inverse. Et le faire sans son contentement accroit l'entropie du système. Aussi, plutôt que de criminaliser le secteur informel, faudrait-il le légaliser. Disons le sans détour et sans crainte de choquer : il faut lui donner ses banques, qui seront d'autant plus populaires qu'elles impliqueront une large société. Voilà ce que signifie, donner une base fiscale pérenne à la construction étatique et impliquer la société dans l'effort d'investissement. Il faut revoir les frontières entre les diverses activités sociales fondamentales et leur mode de financement. L'état d'urgence économique doit être considéré comme une nécessité dictée par le désajustement entre les exigences du temps et les valeurs de la société, et non comme un pis-aller ou une démarche imposée par le caractère autoritaire d'un régime politique. Il doit être capitalisé comme condition nécessaire à l'organisation d'un débat social et politique rigoureux dont l'objectif serait le recentrage de la société sur elle-même, l'ajustement de son champ d'expérience et de son horizon d'attente, de ses dépenses et de ses ressources. La société militaire ne pourra se soustraire à l'obligation d'organiser un tel débat pour économiser ses frais. Comme elle ne pourra se dispenser de rechercher, pour elle et l'organisation bureaucratique de l'État, une base fiscale pérenne. L'héritière de l'armée de libération va se rendre compte qu'un tel legs qui offre certains avantages en temps cléments comporte certaines charges et pénibles obligations en d'autres temps. Il reste que la division de la société, et de ses différentes parties représente une difficulté d'importance. Il faut se rendre compte que seule une certaine exemplarité de la direction politique pourra contribuer à subsumer de telles divisions. Le leadership militaire est nécessaire dans la mesure où il doit établir l'unité de la société à partir de celle de la société militaire. C'est pourquoi les mesures répressives actuelles qui la touchent, ne peuvent constituer que des mises en garde contre ses divisions, elles ne sauraient suffire à la société militaire pour lui permettre d'assumer son héritage. Il est ensuite nécessaire afin de conduire la construction d'une division fondamentale du travail entre la production de sécurité en général et les différentes productions particulières. Nous avons construit un État indépendamment de la dynamique sociale et de ses ressources, le principe de réalité finit par reprendre le dessus. Le bilan d'un demi-siècle d'indépendance ne peut être effectué sans la société militaire, l'horizon d'attente de la société ne peut être construit sans la prise en compte de son champ d'expérience, aussi devrions-nous nous inquiéter du silence plutôt que de l'expression organisée d'une telle société. Il serait plus sain de se demander, pourquoi une hiérarchie militaire pourrait accepter d'être dispensée de rendre des comptes à son corps social et à la société ? Pourquoi s'exposerait-elle à des dérives qu'une autonomie apparente pourrait lui occasionner ? N'a-t-elle pas besoin elle aussi d'une certaine protection ? Ou bien doit-elle se comporter comme un corps à part qui ne tiendrait sa légitimité que de sa force coercitive ? D'où lui viendrait une telle force ? Nous le savons maintenant, les mauvaises réponses à ces questions ont été inspirées par la croyance en une illusoire autonomie, immédiate et indépendante de sa volonté, qui l'a conduite à se méprendre sur la conduite à tenir. Une telle remilitarisation de la société pour remettre la civilisation de l'administration sur de bonnes voies ne doit pas oublier sa raison d'être : s'effacer derrière un tel processus de substitution. Si la vérité des prix paraît injuste aujourd'hui, car elle ne l'est pas en elle-même, c'est que les « riches », que le marché a pour logique de servir en premier lieu, n'enrichiront pas la société en retour, mais la dépèceront de sa propriété collective. Leurs profits au lieu d'être réinvestis fuiront le circuit économique. Ensuite une telle opposition entre les intérêts particuliers et l'intérêt général ne doit pas être interprétée comme le fait des intérêts particuliers, mais comme celui de la logique du champ social de production et d'appropriation de la rente. Une telle divergence est le fait du caractère des stratégies en contexte de recherche de rentes (rent seeking). À tel champ social la logique et l'habitus, les règles et les valeurs (P. Bourdieu). À une logique de champ rentière dissipative de capital correspondent des habitudes et des stratégies de prédation. Dans l'économie rentière dissipative de capital [3], la compétition sociale est un jeu à somme nulle : ce que l'un gagne, d'autres le perdent. La compétition y a un effet centrifuge sur les forces sociales. Pour réajuster les intérêts particuliers à l'intérêt général, c'est la reconfiguration des cadres de la compétition (transformation d'un jeu à somme nulle en jeu à somme positive) qui doit précéder l'évaluation de la contribution privée à l'intérêt général. Ou autrement dit, les agents n'accepteront de développer des stratégies de coopération que si les cadres de la compétition sont ceux d'un jeu à somme positive. Il ne s'agit donc pas de nier le rôle des valeurs dans la transformation sociale, il s'agit de définir les conditions qui leur permettront de s'objectiver dans des normes sociales, des institutions et des politiques. Et la définition de ces conditions générales sur une échelle de temps relativement courte ne peut pas être l'œuvre de forces non représentatives. Bien entendu l'alternative à un tel état d'urgence économique consisterait dans la conception et la mise en œuvre d'un nouveau modèle de développement qui réussirait à diversifier l'économie et donc à donner une base fiscale pérenne à l'administration de la société. Il n'est donc pas étonnant que dans le discours, l'un puisse constituer la négation de l'autre, la promotion de l'un puisse signifier la relégation de l'autre. Mais on peut tout autant conjecturer, que le « bruit » de l'un peut être là uniquement pour couvrir la mise en œuvre silencieuse de l'autre. Tout dépend de la configuration globale des intérêts et du positionnement particulier de chaque force. En tous les cas, un gouvernement responsable n'a pas le droit de retirer ses fers de l'un des deux scénarios, qu'ils évoluent d'un même pas, dans une même direction ou de manière discordante. L'on peut résumer le nouveau modèle, par sa politique de substitution d'importations. La diversification passe par la production locale. Cela n'est apparemment logique, d'apparence tautologique, que parce que le raisonnement élude les nombreux chaînons concrets de la mise en œuvre d'une telle politique. Une telle couverture locale de la consommation locale doit passer par des exportations et des importations : il n'y a plus de production nationale suffisante, la logique ne peut être celle de l'amélioration d'un taux national d'intégration. Il faut raisonner dans le cadre de chaînes de valeur mondiales. C'est la position dans la chaîne de valeur qui importe non la quantité de la valeur produite. On peut réaliser une part élevée de la production sans réaliser une part notable de la valeur ajoutée de laquelle va dépendre la progression dans la chaîne[4]. La légèreté théorique du modèle est caractérisée. Les anciens importateurs se trouveraient ainsi devant l'impératif de se transformer en producteur ou sous-traitant. De clients de leur ancien fournisseur, ils doivent devenir associés. Le marchand s'intéressant désormais à la production en même temps ou davantage qu'à l'échange. Cela correspond bien à des processus qui ont eu cours dans le passé, entre le capitalisme mercantiliste et celui industriel, mais qui ne peuvent avoir lieu aujourd'hui sous la contrainte publique, sans recherche-développement et abstraction faite des chaînes de valeur mondiale. Comment être donc sûr de la viabilité d'une substitution d'importations qui ne se peut plus qu'au travers d'une progression dans la chaîne de valeur ? Une partie de la production de substitution doit être exportée pour financer les importations requises. Or il est difficile de concevoir que le partenaire étranger puisse être très intéressé par une telle politique d'équilibre des comptes de l'économie nationale. Comme il est difficile de concevoir que l'entreprise nationale puisse être concurrentielle dans la chaîne de valeur mondiale à partir de sa seule position antérieure d'importatrice et donc qu'elle puisse envisager ses profits au travers d'une progression dans la chaîne de valeur. Ainsi, la production devrait être concurrentielle de celle de l'Europe de l'Est par exemple. Or le résultat prévisible, que l'on a déjà obtenu dans notre expérience antérieure d'industrialisation, sera que produire soi-même revient plus cher qu'acheter à autrui. Un tel déséquilibre se traduisant directement sur la balance commerciale, puisque ne pouvant plus être soutenu par une politique budgétaire ou fiscale, il deviendra vite insoutenable. L'association entre Mercédès et le ministère de la Défense, qui pourrait servir d'étendard au nouveau modèle de développement, illustre bien ce luxe public. Par ailleurs, on oublie généralement que le climat intérieur des affaires que l'on incrimine très souvent à raison, est très largement tributaire du climat extérieur. Le Maghreb n'est pas l'Europe de l'Est pour l'Occident. Aussi faut-il craindre que tous les partenaires étrangers ne puissent offrir aux nationaux des prises convenables sur les chaînes de valeur mondiales. Il faudra pouvoir progresser dans leur sillage et tous les secteurs n'offrent pas les mêmes opportunités. Aussi l'industrie automobile me semble-t-elle moins servir un objectif d'industrialisation qu'une politique d'économisation des devises étrangères : de bonne guerre vis-à-vis de partenaires étrangers qui visent à nous maintenir hors des chaînes mondiales de valeur, nous devons moins leur acheter et les impliquer dans la baisse de leurs ventes. En vérité, nous ne réussirons pas à diversifier notre économie, si nous ne réussissons pas à transformer nos dispositions, notre rapport au monde, de défiance à son égard en confiance en nous-mêmes. Pour ce faire, il faut donner à la jeunesse la possibilité d'exprimer son hymne à la joie et non la conduire à quelque abattoir ou dissipation. Note : [1] Se disant victime d'une guerre économique, le président du Venezuela Nicolas Maduro, a décrété en janvier 2016 « l'état d'urgence économique » d'une durée de 2 mois renouvelable. Un tel état accroissait les prérogatives du gouvernement dans les domaines du maintien de la sécurité et de la distribution alimentaire et énergétique. Depuis la mi-mai, la présidence a prolongé cet état d'urgence et proclamé un « état d'exception ». L'armée et la police ont désormais pour ordre de « garantir la distribution et la commercialisation des aliments et produits de première nécessité ». [2] Sur le sujet voir Tilly Charles. La guerre et la construction de l'Etat en tant que crime organisé. http://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2000_num_13_49_1075. L'équilibre relatif entre la guerre, la protection, le prélèvement des ressources et la construction de l'Etat affecte l'organisation des Etats (p. 114). [3] Ce n'est pas la rente qui constitue le problème comme le soutiennent le professeur A. Benachenhou et d'autres économistes, mais son usage. À titre d'exemple, les droits de propriété peuvent être une condition de financement de l'innovation. [4] Voir OCDE 2007, Comment rester compétitif dans l'économie mondiale : Progresser dans la chaîne de valeur. https://www.oecd.org/fr/sti/ind/38558122.pdf |
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