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Les trois décennies qui
viennent de s'écouler ont été marquées par l'inflation identitaire de par le
monde : elle ressortit au discours public et politique, comme à la littérature
académique.
La question identitaire apparaît à première vue comme un effet de mode 1: les publications en France chez un éditeur comme L'Harmattan, voire plus généralement chez beaucoup d'éditeurs de l'espace méditerranéen, donnent au thème identitaire une place prépondérante. Les thèses en sciences sociales abondent sur le sujet, qu'il s'agisse des sociétés occidentales ou de celles du tiers-monde. Un panorama succinct du différentialisme dans le monde contemporain me paraît, à première vue, nécessaire. Différentialisme culturel et géopolitique ou le «retour du refoulé» Il ne s'agit pas, néanmoins, de privilégier la seule rhétorique identitaire. En effet, la part du discours n'est pas sans rapport avec les faits : l'exemple français en est une illustration originale : en effet, l'Etat républicain né de la Révolution de 1789 est un cas unique d'unitarisme institutionnel et linguistique dont le modèle a plus inspiré les jeunes Etats issus de la décolonisation que les Etats voisins : en Espagne, en Angleterre, comme en Allemagne, la formule fédérative a prévalu sur le centralisme français, lequel remonte, faut-il le rappeler, au mercantilisme et au Colbertisme des derniers épisodes de la monarchie. Le Jacobinisme républicain a ainsi hérité d'une tradition qu'il a bien évidemment poursuivie dans le sens d'une centralité politique plus drastique et d'une refonte du paysage social fondé sur le contrat social et l'imprescriptibilité de la propriété individuelle. Il a poursuivi ce centralisme dans le sens de l'unité linguistique, perçue comme étant la condition historique pour la construction nationale. Or ce principe unitaire est remis en cause aujourd'hui depuis la politique de régionalisation, dans le sens où l'Etat central est trop loin des réalités locales et qu'il doit déléguer une partie de ses prérogatives régaliennes. Ce débat n'a pas manqué de rebondir sur le rôle devant être joué, face à l'Europe, non seulement par les régions, mais aussi par les communes : le remembrement de ces dernières, dans le sens de l'inter- communalité, ou de la « communauté de communes » partage ceux qui y voient un approfondissement de la régionalité vue comme un instrument de planification et un mode efficace de gestion2, et ceux qui y voient le retour nécessaire à une « démocratie locale » fondée sur l'appartenance culturelle et linguistique. Derrière ces deux points de vue apparemment anodins, se plaçant l'un sur le terrain de l'efficacité institutionnelle et instrumentale, l'autre sur celui du retour à la raison communautaire, se profile, de manière résurgente, un vieux débat qui avait divisé, à la fin du 18ème siècle, les Jacobins et les Girondins. L'esprit de la Gironde sévit à droite comme à gauche. Au sein de la gauche radicale3 l'ennemi juré est l'État central, bureaucratique par essence et inévitablement dépositaire d'une coercition qu'il manipule au profit d'une élite issue de la fonction publique et alliée à la sphère privée. Toute action qui consiste à faire promouvoir les forces sociales représentatives de la société civile est, par conséquent, la bienvenue. Or la nouvelle donne vient de ce que, alors que le garde-fou que constituait la société civile -lieu d'un contre-pouvoir et permettant le fonctionnement des régulations sociales- était incarné par les syndicats, les associations nationales et les partis politiques, aujourd'hui ce rôle semble de plus en plus dévolu aux entités représentatives locales. En témoigne la longue résistance du Sénat au regroupement récent des régions. Au sein de la droite conservatrice, la représentativité locale est revendiquée comme un substitut majeur aux logiques de représentation «classistes». Il n'y a pas très longtemps, le président du Languedoc-Roussillon au moment de la campagne pour les dernières élections régionales, disait clairement devant la presse et la télévision que dans sa région, il n'y avait pas (ou plus...) de place pour le principe des partis dans lesquels «les populations ne se reconnaissent pas». Les partis de droite comme de gauche sont donc renvoyés dos à dos. Le localisme ainsi réhabilité depuis le temps de la Gironde est postulé comme un fait de légitimité, contre l'État central. L'une des complexités de ce débat, c'est que ce nouveau communautarisme local ou régional comporte les positions idéologiques les plus contradictoires. Faut-il rappeler qu'en mai 1968, Henri Lefebvre, universitaire marxiste avéré, rappelait la problématique des «maillons faibles» et esquissait dans «son droit à la différence»4, une théorie des régions laissées-pour-compte du développement, selon laquelle la négativité peut s'ériger en positivité révolutionnaire. Ainsi, préconisait-il, la Bretagne, oubliée, sous-développée par rapport à l'essor pris ailleurs est structurellement en mesure de se muer en espace autogestionnaire. L'autogestion incarne, dans l'esprit d'Henri Lefebvre, fidèle en cela à Marx, la forme de propriété sociale la plus avancée, ou la plus «moderne». Il est vrai que cet exercice militant, pragmatique, voire praxéologique, peut n'être qu'une façon spéculative de démontrer la pertinence de la raison dialectique5. Or, le différentialisme spéculatif d'Henri Lefebvre, qui a trouvé des adeptes durant les deux décennies 70 et 80, est tout à fait récupérable à droite dans le sens d'un communautarisme ontologique, posé comme système de finalité, et de son succédané normatif que constitue l'exclusion sur fond de catégorisation ethno-culturelle et linguistique, voire «affectuelle» pour parodier Michel Maffesoli. Pierre Bourdieu a bien montré, à cet effet, que tout différentialisme apparemment horizontal se mue en différentialisme vertical, ce qui explique pourquoi Jean-Marie Le Pen prenait à son compte le «droit à la différence» pour expliquer que les émigrés, notamment ceux du Sud, sont différents des Français et qu'ils ne peuvent congénitalement parlant s'intégrer à la France. Moyennant quoi, il faut respecter leurs traditions, leurs différences culturelles et, dans le meilleur des cas, à défaut de pouvoir les faire retourner chez eux, on veillera à les contenir dans des isolats, ou des ghettos urbains. Dans les pays du tiers-monde, le recouvrement de la souveraineté nationale par les anciennes colonies n'a pas toujours été suivi de justice et de prospérité sociale. Souvent le fossé creusé entre les peuples apparaissait encore plus grand que celui généré par les puissances coloniales contre l'arbitraire desquelles les chefs de guérillas ou les classes politiques nationalistes prônant l'indépendance entendaient pourtant lutter. Face à un tel paradoxe et aux désenchantements suscités par les nouveaux pouvoirs du dedans, la revendication ethno-culturelle prenait le pas sur la revendication sociale et politique canonique, c'est-à-dire celle que les démocraties ont instaurée6. La première formule s'avérait plus efficace que la seconde, d'abord parce que plus proche de l'entendement des populations locales, et surtout moins abstraites7, ensuite parce que la plupart des Etats en cause ne leur offrent pas l'occasion de s'exprimer politiquement et en toute légalité, nonobstant l'existence formelle de courants politiques admis à côté des partis uniques mais qui restent, pour l'essentiel, dans la mouvance du sérail. Si l'irruption des identités culturelles et régionales fait suite à l'incapacité des Etats à intégrer structurellement leurs sociétés, un troisième cas de figure, à côté de celui de l'Europe occidentale, à côté de celui des pays du Sud, s'offre à l'analyse : il s'agit des pays de l'Est et des Balkans et de leur évolution depuis la Perestroïka. La levée de boucliers du « Grand frère » communiste et la fin de la Guerre froide ont donné naissance à un mouvement de revendications nationalistes à l'échelle des micro-nations jadis fédérées par l'Etat communiste, comme à des échelles subnationales mettant en évidence des entités communautaires plus confessionnelles qu'ethniques. En effet, le caractère prétendument ethnique des divisions n'est que le reflet des propagandes des clans dominateurs, qui poussent à l'ethnicisation du conflit, et avec eux, une large partie des médias8. Enfin, à plus large spectre, le processus de communautarisation du fait identitaire se lit à l'échelle planétaire, bloc contre bloc, et met en évidence, depuis la fin des années 70, de vieilles lignes de strates qui départageaient les civilisations. Ainsi, le face-à-face Occident chrétien/Orient musulman fait resurgir en pointillés les lignes de démarcation des temps médiévaux et remet en scène «Templiers» d'un côté, «Sarrasins» de l'autre9. Il est vrai que les plages de l'Orient et de l'Occident furent, dans la longue durée historique, à géométrie variable : l'Afrique du Nord au IVème siècle, à l'époque où les Évêques de Carthage ont momentanément constitué une manière de centralité chrétienne10 dite «latine», à côté du Basileum de Byzance l'orthodoxe, était circonscrite à l'espace occidental, et des auteurs berbères11 comme Tertullien, saint Augustin, Procope, Apulée, ou Septime Sévère constituaient les fleurons de la littérature du Bas-Empire et apparaissaient en bonne place dans le paysage civilisationnel romain. Dans les manuels, on oublie souvent de souligner l'origine berbère de ces personnages, comme on se plaît, dans l'historiographie contemporaine et l'hagiologie occidentale, à taire l'appartenance de saint Augustin dont on ne rappellera que le nom de la mère12. Les lignes de strate civilisationelles entre Orient et Occident se sont modifiées depuis l'Islam, et surtout depuis les épopées hégémoniques : celles des Omeyyades d'Espagne, celles des Abbassides du Moyen-Orient, et celles des Ottomans, au gré desquelles les frontières se sont déplacées. Au 18ème siècle, le Grand Turc campant sur la rive est du Danube a été à l'origine d'un imaginaire inouï grâce auquel l'Europe occidentale a pu construire -par effet « contrastif »- sa propre identité13. Deux siècles plus tard, on assiste à la résurgence de cette partition, depuis la destruction symbolique du Mur de Berlin : elle est produite par deux courants, relativement autonomes : le premier vient de l'irruption du religieux dans les pays musulmans, suite aux grandes déceptions des peuples à l'égard de leurs États respectifs, même si l'islamisme politique a pu être manipulé, au départ par les États-Unis, sur le front afghan. Le deuxième courant, représenté par le protagoniste américain, va dans la logique de ce qui vient d'être dit : jouer la carte de l'islam contre la culture séculière du socialo-communisme, est une stratégie qui a donné ses fruits dans le «deal» que les Etats-Unis ont établi déjà depuis longtemps avec les pays du Golfe. Leurs Constitutions, s'inspirant du Coran, ne sont pas de nature à remettre en cause l'allégeance de ces pays à l'égard de «l'oncle Sam». Pourquoi réformer ces sociétés, ou vouloir les occidentaliser, puisque l'objectif hégémonique est assuré ? C'est dans ce contexte que l'Irak a servi de cible majeure en 1990 : les Etats-Unis, depuis la fin de la Guerre froide, étaient à l'image du «roi nu». Leur fonction protectrice du monde libre contre le communisme n'est plus justifiée. Ils doivent tirer leurs privilèges matériels non plus de cette forme surannée d'allégeance, mais des règles du marché : désormais, seule la compétitivité technicienne et marchande doit être prise en compte. Sur ce plan, les Etats-Unis étaient en perte de vitesse notamment dans les secteurs clés, face au Japon et l'ex Allemagne fédérale, bientôt la Corée du Sud. Comme l'hégémonie américaine était la principale soupape de régulation économique14, il fallait trouver une autre raison d'exercer cette hégémonie sur fond de protection, non plus contre le communisme, mais contre le nouveau radicalisme nationaliste arabe, dont l'Irak servira de modèle15. La puissance américaine se devrait donc de voler au secours des pays faibles et de s'ériger en défenseur du monde libre contre le nationalisme arabe, qui va être confondu de plus en plus avec l'islamisme radical, à mesure que celui-ci se retourne contre les intérêts américains, et que les Etats-Unis « revoient leur copie » quant à leurs libéralités ou sympathies précédentes à l'égard de l'islamisme institutionnel de première donne. La grille de lecture du monde cesse alors d'être celle Est- Ouest, pour devenir Nord-Sud, avec un relent culturaliste de plus en plus sensible, plus manifeste dans certains milieux que dans d'autres16. Ce panorama typologique des formes de l'identitarisme contemporain n'est, certes, pas complet. On aurait pu évoquer la situation africaine, voire latino-américaine qui posent d'autres types de problèmes et mettent en jeu d'autres enjeux et d'autres stratégies ; ce cadre permet, pour le moins, de montrer que, quelle que soit la diversité des situations, des latitudes et des niveaux sociétaux, la prégnance du fait identitaire par rapport à d'autres formes de socialisation est patente. Reste à articuler ces différents étagements du social pour en révéler la signification cardinale. La question identitaire en Algérie et au Maghreb s'apparente plus à un type qu'à un autre, certes les tenants et aboutissants de ce fait peuvent résulter des facteurs à la fois planétaires, nationaux et locaux, tirant de chacun sa rationalité propre. Aussi, convient-il de relier cet entrelacs de facteurs, comme toile de fond, à la spécificité de nos sociétés et à leur histoire concrète, fût-ce de manière synoptique. Par ailleurs, la date du 5 juillet 2016 est là pour nous rappeler la terrible gestation pour le recouvrement de l'identité nationale. Date emblématique par la coïncidence des chiffres: l'indépendance fut acquise il y a 54 ans. La lutte armée fut entamée en 54. Autre date emblématique s'il en est : c'est le 5 juillet 1830 que la France du roi Louis-Philippe accosta à Sidi-Frej. Bref, tous ceux qui ont été, de près ou de loin concernés par l'épopée coloniale, ne sauront être indifférents ni à la lutte pour l'indépendance, ni à l'épisode colonial lui-même, voire aux conditions de formation de la nation algérienne. Pour cela, il faut remonter au temps pré-colonial. Les historiens ont dit l'essentiel sur ce qu'il convent d'appeler l'Histoire. En ont-ils fait le tour ? Là est une autre question. Je m'efforcerai, pour ce qui me concerne et en toute humilité, d'apporter ma contribution à ce dossier, non pas du point de vue de l'histoire proprement dite, qui ne relève pas de mes compétences, mais de celui de l'anthropologie historique, qui est plus attentive au temps long et aux tendances lourdes de nos réalités sociétales. A suivre... * Docteur ès lettres et sciences humaines, docteur en droit, professeur titulaire des universités, ancien directeur du Centre d'études, de formation et de recherche en sciences sociales (CEFRESS, Université de Picardie Jules Verne.), ancien directeur de l'URASC (Université d'Oran) professeur émérite, directeur de la revue internationale d'Anthropologie cognitive (Université de Tlemcen) Notes : 1- Comme l'avait été jadis « la question agraire ». 2- Dont l'Etat reste le maître d'œuvre. 3- Se recrutant dans les anciens mouvements trotskistes. 4- L'expression vient de lui. 5- Principe d'opposition ; articulation centre-périphérie. 6- Partis politiques et syndicats fonctionnant dans une société où l'Etat est supposé « autonome » et où il joue un rôle d'arbitrage. 7- Ce qui renvoie à la culture de l'Etat. 8- Le peuple bosniaque ou du Kosovo n'est pas le produit d'une colonie de peuplement d'origine ottomane, mais d'une islamisation de populations essentiellement serbes à l'origine. 9- Cf. Nadir Marouf, «Le paradigme communautaire dans le champ des sciences sociales», communication introductive in « Identité - Communauté » (Collectif, s.d. Nadir Marouf), Les Cahiers du Cefress, L'Harmattan, 1996. 10- Rome était alors démantelée par les invasions barbares. 11- Appelés latins néanmoins. 12- Sainte Monique, berbère christianisée, comme le fut toute l'élite urbaine d'alors. 13- Au cours de ce 18ème siècle toute une littérature s'emploie à ce comparatisme, notamment chez Bacon, le médecin Bernier, Montesquieu, Voltaire, etc. 14- Politique du meilleur client, qui n'est pas un critère de « marché ». 15- Si l'Irak sert de bouc émissaire à une géopolitique fondée, non plus sur la partition idéologique « Est-Ouest » mais sur la performance marchande entre puissances qui se sont désormais toutes, ou presque toutes, converties à la religion du «Capital», la démonstration punitive sert de camouflet à cette nouvelle rationalité. Ceci dit, nous ne délivrons pas pour autant un certificat de bonne conduite au pouvoir irakien, loin s'en faut : nous voulons seulement souligner que les pouvoirs dictatoriaux et sanguinaires de la planète ne sont pas traités d'égale manière ni suivant l'algorithme de leurs vertus respectives par les grandes puissances... 16- Par exemple, il n'était pas rare de remarquer, pendant la guerre du Golfe, que le qualificatif de «pro-occidental» est utilisé par les journalistes de la 2ème chaîne de télévision française à propos des soldats égyptiens. Dans cette logique simpliste, les mûdjahidîn afghans qui ont rallié les forces occidentales contre l'Irak seraient ainsi «prooccidentaux» tandis que le ministre français Jean-Pierre Chevènement, qui a manifesté sa désapprobation à l'égard de cette guerre, serait antioccidental... |
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