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Aujourd'hui, avec la mondialisation des échanges médiatiques, on ne pourrait, en principe, ignorer l'importance de la question culturelle. Un peu partout, dans le monde, et surtout, dans les « démocraties » avancées, on tente de délimiter les contours d'un projet culturel clair afin d'éviter les risques de désintégration. Ces derniers temps, les nouvelles technologies font des progrès tels qu'il est aberrant d'évoquer la notion de frontière ou de nationalité. On est arrivé loin de ce «village planétaire» dont parlait Mc Luhan (que trop peu ont lu, soit dit en passant) et à cette culture de l'ordinaire qui conditionne les attitudes et les comportements des individus. On parle désormais de «puce» planétaire. Le monde devient extrêmement petit qu'il est possible d'en faire le tour en un très court laps de temps. Mais cela ne va pas sans danger pour un monde qui découvre impuissant les avanies de guerres menées par une culture «occidentale» dominante, désormais impériale et de périls intérieurs dont sont, en grande partie responsables les gouvernants et d'autres forces dogmatiques. Ainsi, les uns et les autres s'interrogent sur les nouveaux discours marquant le territoire d'une mondialisation anthropophage, marqués par les jeux de l'individualisme et les pratiques contraignantes et répressives des différentes structures financières et commerciales internationales (FMI, Banque mondiale, OMC?). POINT DE BARRIERES Cette nouvelle situation risquerait de faire voler en éclats les mythes nationaux, les fragiles Etats-Nations souvent bâtis autour de précaires équilibres, mettant en branle de nouvelles configurations géographiques. Certes, des résistances demeurent. Paradoxalement, cette situation engendre de graves fissures ethniques et territoriales. Les revendications régionalistes accompagnent désormais l'édification de grands groupes multinationaux qui restent encore fortement marqués par l'empreinte de l'Histoire et les intérêts économiques et culturels des uns et des autres. La transnationalisation du monde réduit à l'extrême les voix culturelles nationales et installe une pensée unique, synonyme de la domination d'un pôle unique: la puissance de l'argent. Ce phénomène récent donne sérieusement à réfléchir à de nombreux décideurs dans le monde qui estiment que dans cette nouvelle géographie, il est nécessaire de se frayer une voie(x) et de protéger ce qui est à même d'être sauvegardé. C'est ainsi que réfléchissent des Etats et des chercheurs autonomes de nombreux pays qui, d'ailleurs, accordent une extrême importance à la représentation culturelle considérée comme une priorité nationale et qui désignent à la tête de ce secteur les têtes les plus intelligentes qui sauront confectionner un projet culturel clair et cohérent. Tout le monde sait que les jeux médiatiques et culturels actuels préparent à la guerre et à la mise en sourdine de tout espace culturel autonome. Une analyse du discours médiatique «occidental » reprend un schéma particulier, construisant continuellement l'ennemi à abattre, les «forces du mal». Le discours de la diabolisation de l'Autre, étrange et étranger, participe de la fabrication d'une image négative de l'Autre, condamné à la soumission et à l'acceptation d'un statut d'infériorité. C'est dans ce contexte qu'en Algérie, l'activité culturelle est considérée comme un espace en déshérence, un univers étrange, surtout ces dernières décennies, à tel point que la culture de l'import- import aidant, l'Algérie s'est transformée en un véritable sandwich géant. Bibliothèques fermées, salles de cinéma encore en activité délabrées, université sinistrée, intellectuels souvent installés à l'étranger, universitaires fonctionnant comme des clones, répétiteurs de leçons souvent mal assimilées, jeunes séduits par l'émigration clandestine, extraordinaire progression de la population ayant la double nationalité, etc. Tous ces ingrédients donnent à voir un pays encore en quête d'un hypothétique équilibre national égaré dans les interstices de l'inintelligence muée en un véritable espace de pouvoir. PASSE ET BOMBES A VENIR La question culturelle ne taraude nullement l'esprit des responsables de l'appareil chargé de ce secteur qui ne proposent jamais une conception et une stratégie cohérentes permettant de mettre en œuvre une politique rationnelle à même de transformer cette amère réalité. Les choses se passent comme si on cherchait à éluder indéfiniment le problème. Cette manière de faire provoque toujours des conflits graves. Crises latentes. Emergence de véritables bombes à retardement. On se souvient des manifestations d'Alger et de Tizi Ouzou en 1980. La question identitaire et culturelle sous-tendait les événements et marquait les revendications. L'identité, certes affirmée, jamais absente, se fait clandestine, marquée par les jeux latents de la mémoire et les espaces résiduels d'un discours en éveil permanent, portant et produisant sans cesse une histoire dynamique, variable et ouverte aux soubresauts de l'Histoire. Elle est complexe, jamais statique. On cria alors à la récupération alors que tous ceux qui sont plus ou moins familiers de la sociologie culturelle et politique savent que derrière l'élément identitaire se greffent souvent des instances intermédiaires qu'on appelle tout simplement les espaces médiateurs. Les uns exigeaient la prise en charge de la culture berbère et les autres voulaient une arabisation rapide et accélérée. L'exclusion était le vecteur essentiel du débat. Au coin de la revendication, la répression. La répression ne fait que différer les problèmes alors que le savoir et la connaissance contribuent à leur règlement. Il serait intéressant de voir comment se prennent les grandes décisions dans un pays comme l'Algérie et d'apprécier la place des hommes de science dans un univers en déficit démocratique. On ne s'était pas rendu compte à l'époque que pour désamorcer ce type de bombe qu'on traîne déjà depuis des siècles, il fallait libérer l'expression et valoriser les élites. Les valeurs fondatrices de l'être étaient parfois présentées comme dangereuses, sinon nocives. On n'osait même pas tenter d'esquisser une définition claire de la personnalité algérienne, entreprise perçue comme déstabilisatrice et dangereuse. Tous les textes officiels, du programme de Tripoli à la charte nationale seconde mouture, occultaient délibérément la question et proposaient des définitions extrêmement ambiguës, ce qui avait momentanément arrangé les différents tenants du pouvoir. L'absence de repères culturels sérieux ne pouvait que balancer le pays dans la violence et les émeutes. Ce qui advint en 1980, 1983, 1985, 1986 et 1988 et les années 90. La suite, on la vit toujours. Il y eut, certes, vers les premières années de l'indépendance, les prémices d'un débat, timide, il faut le dire, mais les pesanteurs de l'Histoire récente et du confort politique et idéologique marqué souvent par des consensus de façade en ont décidé autrement. Les nombreux tabous hérités du mouvement national dictaient toujours leurs lois. La déroute du langage et les ambiguïtés du discours empêchaient la manifestation de toute initiative porteuse d'un projet culturel global et clair. QUI EST QUI, DERANGE QUI? Une lecture attentive de la presse et du discours politique des années soixante fournirait une certaine idée des tergiversations et des hésitations qui ont marqué cette époque et qui continuent, jusqu'à ce jour, à caractériser l'espace national trop sollicité par les silences pervers et les hypothèques paradoxales. Qu'est-il advenu des débats sur la culture, animés en 1963-1964 par des hommes comme Mohamed Boudia, Mustapha Kateb, Mostefa Lacheraf, Mourad Bourboune, Belhadj et bien d'autres? Toute plongée sérieuse dans la culture dérange et gêne les décideurs potentiels. Le savoir doit vivre dans la clandestinité. En 1964, Révolution Africaine, dirigé à l'époque par Mohamed Harbi, arrête brutalement un débat qui commençait à aller au fond des choses. Algérie-Actualité refait la même chose, avec moins d'élégance et d'intelligence en 1982 en censurant d'excellentes contributions sur les intellectuels et la culture nationale. Le point de départ fut donné par un entretien accordé par le sociologue Abdelkader Djeghloul à un excellent journaliste (de formation sociologique) de l'hebdomadaire, Mohamed Balhi. Epoques différentes, mêmes pratiques. Pendant ce temps, trop peu d'universitaires ou de cadres osaient écrire et faire connaître leurs positions, dissimulant souvent leur frousse. Les uns et les autres se cachaient derrière une sorte de simulacre d'obligation de réserve. Des diplomates, d'anciens ministres se mettent à écrire aujourd'hui, une fois écartés des travées du pouvoir alors qu'ils pouvaient le faire bien avant au moment où des intellectuels étaient exilés, d'autres interdits de plume ou invités par le défunt Boumediene à quitter leur propre pays en cas de désaccord. Certains, mêmes parmi ces nouveaux démocrates, avaient confectionné des listes de journalistes et d'intellectuels à bannir alors qu'ils pouvaient faire la pluie et le mauvais temps. D'autres comme Harbi, Bourboune, Bennabi, Kateb et bien d'autres ont choisi d'écrire et de s'exprimer sans complaisance. LES PLUMES ET LES TIRAILLEURS Aujourd'hui, tout le monde se met à écrire, d'anciens ambassadeurs et d'anciens ministres fraîchement installés dans l'opposition, des journalistes du sérail transformés en farouches tirailleurs. Les choses changent de manière extrêmement rapide. Comme les modes. Il faut reconnaître que certains universitaires très sérieux et compétents collaborèrent avec des revues étrangères dans des numéros spéciaux consacrés à l'Algérie et rédigèrent des articles de grande facture qui font date. Ali el Kenz, Djillali Liabès, Said Chikhi, Mohamed Harbi, Brahim Brahimi? fournirent des analyses critiques sur l'Algérie, même si parfois le parti-pris militant de certains d'entre eux prend le dessus sur l'aspect scientifique. Des journaux comme Révolution Africaine, La République, Algérie-Actualité et Echaab (du temps du supplément culturel dirigé par Tahar Ouettar dont l'équipe fut licenciée par le ministre de l'information et de la culture de l'époque au milieu des années soixante-dix, M.Ahmed Taleb El Ibrahimi qui a mis fin également à la belle expérience de La République, quotidien dirigé durant ce temps par Bachir Rezzoug). Chaque expérience connut en quelque sorte une fin tragique. L'histoire de toutes ces péripéties et de ces événements reste encore à écrire. Jusqu'à présent, l'Algérie reste prisonnière des luttes entamées pendant la colonisation, n'arrivant pas encore à panser les plaies, toujours béantes, des césures marquant le PPA-MTLD et la crise de légitimité, entamée essentiellement après le congrès de la Soummam. Les élites « politiques » et intellectuelles en 1962 n'ont pas pu régler l'épineux problème de la légitimité qui a continuellement décrédibilisé la parole officielle dominante vécue comme un simulacre de discours, l'ersatz de structures verbales et matérielles trop peu pertinentes, paradoxalement héritées des territoires résiduels coloniaux et des traces du mouvement national. Mais le discours anticolonial reste, contre toute attente, marqué par la présence de stigmates de la parole coloniale. Ce qui rend les choses très complexes. Comme si l'entreprise anticoloniale s'était satisfaite exclusivement du renversement des termes du discours colonial, sans le remettre radicalement en question. La rupture ne semble pas avoir eu lieu avec les pratiques discursives coloniales à tel point que de nombreux pays colonisés n'ont fait, après les indépendances, que reproduire la logique coloniale. Ce fut le cas de l'Algérie. LA SCHIZOPHRENIE DE L'ESPRIT Mais l'élément culturel le plus important reste la ruralisation intensive qui a engendré de sérieux traumatismes sociaux et provoqué une urbanisation sauvage et désordonnée. Les différentes migrations internes et les conditions de conquête du pouvoir ont été à l'origine de l'émergence d'élites de texture rurale vivant de multiples contradictions et charriant des discours extrêmement ambigus. On a affaire à une culture de type syncrétique paradoxale (dans le sens d'une sorte d'unité désintégrée) qui s'expliquerait par l'adoption tardive et quelque peu anormale des formes de représentation occidentale. Ce qui provoque une sorte de désorganisation schizophrénique de l'esprit. Tantôt, on se réfère à la «modernité», sans en définir les contours, tantôt, on porte les oripeaux d'un conservatisme rural négateur de toute «modernité». La rencontre avec la culture occidentale a toujours été vécue comme une sorte de nécessité tragique d'autant plus que ce contact fut paradoxalement légitimé par les lettrés moyen- orientaux qui entretenaient une correspondance épistolaire régulière avec les Algériens et qui organisaient des tournées théâtrales en Algérie. Déjà, tout avait commencé par une sorte d'hypothèque originelle et une nécessaire appropriation du discours de l'Autre. Ainsi, les Algériens découvraient tragiquement l'altérité. Blessure du nom propre et césure tragique qui va encore élargir davantage le fossé entre les élites et la société profonde. Chez les lettrés de langue française et de langue arabe, l'aliénation est le lieu le mieux partagé. Dans les deux cas, une forte aliénation « occidentale » caractérisait le discours. Les uns et les autres ont été fortement formatés par les structures culturelles françaises. Fondamentalement et profondément francisées, les élites moyen-orientales, idéologiquement marquées, allaient transmettre ce discours aux lettrés maghrébins qui n'eurent pas le temps d'interroger ce savoir. Il faut ajouter à cela l'adoption consciente des structures européennes, à travers notamment l'enseignement et les recherches historiographiques dites modernes. Il serait intéressant de questionner les textes littéraires ou sociologiques (et dans les autres disciplines des sciences sociales) produits par les lettrés (en arabe) pour se rendre compte de l'extraordinaire impact du discours culturel français sur ces travaux. Les emprunts sont très fréquents, investissant sérieusement le discours idéologique de ces textes. Les relations entre le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, souvent à sens unique, ont toujours été fortes, permettant au Machreq de distiller la culture française essentiellement aux lettrés (de langue arabe), acquise surtout après l'entreprise de francisation appelée communément « Nahda ». qui n'était qu'une simple entreprise d'européanisation, d'ailleurs assumée par les élites gouvernantes. La question de l'altérité est au centre de tout le débat culturel dans les pays anciennement colonisés. C'est à travers l'Autre qu'on façonne notre manière de faire et de construire les différents espaces de représentation. Nous avons, à travers la colonisation française et les relations entretenues avec le Machreq trop fasciné par l'imitation servile des formes de représentation françaises et européennes, assimilé les valeurs occidentales. Ainsi, la question de l'emprunt traverse t-elle tous les débats sur la culture et la société nationale. Abdellah Laroui explique dans son ouvrage, L'idéologie arabe contemporaine, que les Arabes pensent toujours leur Histoire et leur vécu en fonction de l'Occident. CRIER AU LOUP Toute tentative de remise en question de la culture occidentale passe par le chemin de l'Occident auquel on emprunte les schémas conceptuels. Dans les moments de crise, on ressort le sempiternel discours de l'«invasion étrangère» sans interroger ou avoir les capacités de lire les réalités historiques faites de rencontres et d'emprunts continus. Ce groupe de mots, utilisé par tous les pouvoirs en place dans les pays anciennement colonisés, surtout dans des situations de crise, manière de rejeter tout apport scientifique et culturel, suggère l'existence d'une culture de musée, une impossibilité de prendre réellement en charge le présent, contribuant à un processus de sacralisation des structures de l'Etat réduites à la personne du chef fonctionnant comme unique recours, insaisissable, affublé le plus souvent du titre de « père de la nation », excluant toute éventuelle contestation. «Tout se passe, écrit Laroui, comme si l'Orient essayant de se comprendre se faisait archéologue et retrouvait les formes dépassées de la conscience». L' «Occident» parcourt le discours culturel national. La colonisation, évacuant toute possibilité d'expression nationale, a été à l'origine de la découverte de la représentation culturelle de l'Occident qui prend la place de l'occupation turque qui a contribué à la mise en sourdine d'un travail culturel sérieux. Il serait temps de relire l'Histoire de la présence turque dans notre pays et de ses conséquences sur la réalité politique, économique et sociale. La société algérienne marquée par des pratiques claniques et tribales acceptait mal l'idée de se servir d'instruments provenant du monde colonial. Déjà, l'art figuratif était uniquement toléré. Le pourcentage minime de lettrés de langue française empêchait l'introduction d'arts et d'habitudes considérés comme nuisibles par la grande majorité de la population algérienne. Si l'école française était presque fermée pour les Algériens, parfois rejetée par eux, une élite intellectuelle s'était, par contre constituée et avait cherché à assimiler cette culture étrange et étrangère, et, paradoxalement, contester, pour certains lettrés, le pouvoir colonial en utilisant ses propres armes. Ainsi, sur le plan politique, de grands bouleversements avaient eu lieu. La contestation allait devenir plus organisée. Des grèves, des mouvements violents affectaient l'Algérie. Des romans, des livres d'Histoire (de type «moderne, les ouvrages de Tewfik el Madani et de Moubarak el Mili) étaient publiés par des Algériens. L'Etoile Nord-Africaine(ENA) voyait le jour en 1926 et articulait sa revendication autour de l'indépendance nationale. Ainsi, les élites «francisées» allaient prendre la tête de tout le mouvement de contestation du régime colonial. C'est en quelque sorte l'histoire de Caliban et de Prospero dans la pièce de Shakespeare, La Tempête. SURVIE BIOLOGIQUE Le début du siècle a constitué un moment essentiel dans l'éveil culturel de l'Algérie. Le colonisé prenait conscience de la nécessité de se nourrir de la culture du colonisateur considéré comme élément fondamental de la «modernité». L'adoption des formes de représentation européennes obéissait à la nécessité de «posséder» une culture utilitaire, nourricière. Jamais, les Algériens n'eurent autant de mal à choisir une culture qui ne leur appartenait pas. L'autochtone avait déjà sa propre culture, souvent bloquée et fossilisée par une présence turque qui rendait toute action nationale impossible et ruinait toutes les possibilités de développement et d'évolution. Ce qui, d'ailleurs, amena le penseur Malek Bennabi à employer judicieusement la notion de «colonisabilité» de l'Algérie, dénonçant ainsi une occupation turque qui a considérablement appauvri le pays et permis à la colonisation française de s'installer. L'Européen venait bouleverser l'état mental et la vie sociale de l'Algérien. Il était contesté, rejeté. Avant la colonisation française, la société algérienne n'était pas aussi parfaite qu'on le décrit souvent. La résistance des premières décennies a disparu pour laisser la place à une adoption ambiguë et problématique de la culture occidentale. Le regard éclectique et étranger porté sur le corps du colonisateur correspondait à la montée du nationalisme. Une culture embryonnaire marquée par les soubresauts politiques de l'époque et les emprunts de traits évidents d'une autre société, industrialisée et «moderne», soutenue par «un effort de survie biologique» commençait à voir le jour durant les années vingt, au fur et à mesure que s'épuisait et devenait caduc le patrimoine culturel jalousement préservé mais contenant sa propre sclérose. La nécessité d'adopter certains phénomènes européens répondaient au désir de survivre et d'assimiler la culture technicienne et industrielle considérée comme le paramètre fondamental du progrès. L'école, en principe obligatoire depuis 1883, permit, même si elle était très sélective, la formation d'une élite algérienne qui avait élaboré ses premiers textes et travaux juste après la première guerre mondiale. Il faudrait savoir que Jules Ferry était un fervent de la colonisation qui n'a jamais admis que les « indigènes » fréquentent l'école. La connaissance de l'évolution de cette culture peut informer le lecteur sur les différents conflits qui secouent aujourd'hui l'Algérie, et d'une grande partie des sociétés anciennement colonisées. Un discours ambivalent, double juxtapose deux univers et deux cultures apparemment antithétiques. Tout retour aux sources est lui aussi dramatique, c'est-à-dire reniant un présent, certes alambiqué, mais à vivre, contrairement à un passé déjà révolu. La question du temps ne cesse d'engendrer des situations inextricables. Le temps est souvent élastique, réduit au passé et au futur, accordant au mythe une extraordinaire place, excluant le présent, d'ailleurs souvent lieu de désillusion et de désenchantement. La rupture avec le présent, un temps en crise, favorise les différents espaces du passé paradoxalement dépouillé de sa valeur historique, donc citoyenne et investi d'oripeaux mythiques. Le futur antérieur enveloppe tous les discours officiels et marque profondément le discours social. LE REGNE DE L'ORALITE Ces dernières décennies, on continue à faire l'éloge du fonctionnement groupal de structures qui organiseraient, à la manière traditionnelle, la vie de certains villages et rejetteraient ainsi l'idée même d'Etat «moderne». Avec l'aval et l'assentiment des dirigeants de l'Etat. Ainsi, l'Etat comme espace «moderne» commence à s'éroder sous la pression des événements et du non respect par les gouvernants de structures qu'ils sont censés protéger. Mais tout retour en arrière est désormais impossible. Il est, selon nous, trop peu probable de faire revivre des structures désormais marginales. Cet éloge suranné d'une authenticité biaisée n'est plus de mise. D'ailleurs, cette situation arrangerait de nombreux décideurs qui ont intérêt à ce que le fonctionnement des structures étatiques soit opaque correspondant aux déterminations claniques, tribales et ethniques régissant la société profonde. Les pratiques rurbaines obéissent à une sorte d'entre-deux, à une ambivalence énonciative et discursive. Il n'est pas rare d'entendre des gens du « peuple », des journalistes ou des universitaires s'inquiéter de la non-application de certains textes alors qu'une simple lecture de type sociologique aurait permis de savoir que dans les sociétés «rurales» comme l'Algérie, l'écrit n'est pas important. Les «procès» économiques des années soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix et les dernières affaires (SONATRACH, Autoroute, suspecte renationalisation de l'ex-Sider, Djezzy?) ont montré que même la gestion économique obéissait aux règles de l'oralité. La naïveté serait de croire que les médias publics assumeraient une fonction de service public dans des sociétés (rurales) qui considèrent l'Etat comme un bien privé, un espace personnel. La question qui devrait être posée: comment «décoloniser» l'Etat et recouvrer ainsi la citoyenneté ? Cette confusion entre Etat/Nation/Président et/ou gouvernement est sciemment entretenue dans les pays sous-développés. L'Etat, tel qu'il a été légué en 1962 par le pouvoir colonial qui l'avait édifié à son profit contre la société algérienne fut occupé sans être interrogé ou adapté aux nécessités et aux besoins de l'Algérie. Les dépassements des organes publics sont tout à fait normaux et obéissent à la logique qui procède de leur fonctionnement et de la désignation de leurs responsables. La modernisation par le haut, la ruralisation rampante et le blocage de la société par la brutale et violente colonisation française ont détruisit certains paramètres culturels, instaurant des complexes inhibiteurs et favorisant la disparition de ressorts immunitaires. La rumeur et l'impersonnel (il, ils, eux, on) investissent le discours social et engendrent des situations paranoïaques. Même les discours officiels et médiatiques regorgent de ces adverbes et de ces pronoms impersonnels (certains, une certaine presse, on?) qui tireraient leur origine de la nuit coloniale et de la dure répression vécue pendant plus de cent-trente deux années par les Algériens. Cette imprécision et ce manque de rigueur souvent liée à la parole officielle font que les journaux du gouvernement, sa télévision et ses radios sont boudés au profit des titres privés, souvent peu sérieux, des radios et des télévisions étrangères considérés comme plus crédibles. Un simple regard sur les ventes des quotidiens nous renseignerait sur le manque de crédit dont jouissent les journaux publics qui servent souvent d'espace de propagande, non d'information. Cette distinction faite par le(s) public(s) entre ces deux types de presse est très importante car elle nous renseigne sur son évolution et sur ses aptitudes à choisir et à décider. Il est regrettable que la sociologie du public ne soit pas très développée dans les pays du Maghreb, elle nous permettrait de comprendre et de cerner maints phénomènes. La ruralisation forcenée de la société et la question de l'altérité marquent toutes les interrogations sociologiques et altèrent toute sérieuse communication. Les signes extérieurs ne trompent pas. Les ordures un peu partout dans la rue, le discours autoritariste, l'absence de savoir-vivre, le manque d'hygiène, la carence en matière artistique caractérisent les gros villages que sont devenues les villes investies par la guerre des clans juste après l'indépendance. Cette ruralisation intensive rend plus ou moins impossible, à court terme, tout changement positif et ruine peut-être à moyen terme l'avenir du pays. Juste après l'indépendance, la ville constituant le centre et le lieu primordial de tous les pouvoirs allait être le théâtre d'une incroyable violence à tel point que les habitants sortirent dans la rue de la capitale en scandant un slogan aujourd'hui légendaire» sept ans barakat». Les dégâts provoqués sont incommensurables. L'exode rural a donné lieu à des situations cocasses et incroyables à tel point que la ville s'était transformée en un assemblage de villages et de douars. A Annaba, lors d'un de mes reportages sur l'ex-SNS (Société nationale de sidérurgie) en 1982 pour le compte d'Algérie-Actualité, j'ai été frappé par l'association quelque peu paradoxale du téléviseur et de la chékoua dans les bidonvilles qui ceinturaient El Hadjar. Toutes ces choses sont considérées et vécues comme tout à fait normales et naturelles alors qu'elles charrient de multiples contradictions et de profondes oppositions. L'esprit rural est tributaire d'un fatalisme outrancier et de comportements parfois peu compatibles avec l'espace urbain. Une lecture attentive du discours politique depuis le mouvement national jusqu'à ce jour nous permet de constater ces multiples allers-retours entre une «modernité» tactique et un conservatisme rural marqué par l'absence de perspectives claires et d'un projet globalisant fondé sur des analyses sociologiques et des études prospectives. Parfois, on passe de l'un à l'autre pour des raisons tactiques en fonction de «priorités» illusoires. L'Algérie a toujours été gérée comme une petite épicerie, au jour le jour, singeant sans cesse des recettes extérieures sans une sérieuse interrogation du terrain. Ce qui dénote ce côté rural des décideurs qui n'arrivent pas à voir loin. Tout se fait comme si le pays était en voie de disparition. La loi sur l'arabisation «appliquée » dans la précipitation, le championnat professionnel de football réformé et mis en application dare-dare, le système LMD à l'université, etc.et bien d'autres décisions ont souvent été mises en place sans une préalable préparation. Dans cet espace schizophrénique, le discours intellectuel ou culturel est assimilé à une sorte d'hérésie et à une intervention absurde dans une société anomique. La résistance au savoir et à la connaissance n'est pas uniquement due à l'intolérance des pouvoirs publics mais investit également les différents espaces sociaux. Le texte, espace fondamental de tout débat et de toute communication intellectuelle cède la place à la parole. Tyrannie de la tradition orale, lieu privilégié des instances informelles, qui prend le dessus sur les formes formelles et légales, incarnation de l'Etat condamné à une dangereuse érosion et à un grave discrédit. La privatisation de l'Etat participe d'une gestion autocratique de la société. LES SOLDATS DE LA CAUSE PERDUE? La ruralité traverse toute la représentation culturelle. La littérature, le théâtre et le cinéma, par exemple, transportent souvent le lecteur dans une opposition factice ville-campagne où la ville est décrite comme l'espace de la débauche et de l'hypocrisie et la campagne présentée vêtue des oripeaux de la pureté et de l'innocence. Cette négativité de l'espace urbain dissimule mal les craintes de la «modernité» et inaugure le protocole d'une lecture idéologique qui fournit une charge positive au discours féodal. Une lecture attentive de romans d'avant et d'après l'indépendance et certains films réalisés après 1962 donnent à voir cette propension vers une célébration exagérée d'un monde rural idéalisé à l'extrême. Ce discours conservateur et peu novateur parcourt également les films réalisés ces derniers temps en kabyle (La montagne de Baya, Machaho et La colline oubliée) et qui, dans un élan d'enthousiasme sincère, font apparaître la culture populaire comme un espace d'ouverture alors qu'elle porte souvent en elle les prémices d'une société «bloquée» et de mentalités parfois arriérées. Ce retour au monde rural n'est pas gratuit, il reflète l'échec d'une expérience sociale et économique. Ce thème se retrouve indistinctement dans les textes d'expression arabe ou française. L'expression artistique est, elle-même, conditionnée par le discours social et politique. C'est dans ce contexte qu'évolue la représentation culturelle algérienne trop marquée par les multiples carences caractérisant la société algérienne et l'absence d'un sérieux travail d'exploration épistémologique et ontologique. L'algérianisation, appliquée après les années 70, fut à l'origine de nombreux malentendus au niveau de l'université qui, après le départ des professeurs étrangers, fut dirigée par des assistants titulaires d'une licence, assurant parfois des modules qu'ils eurent parfois du mal à acquérir durant leur cursus universitaire. Les intellectuels, tout en les marginalisant, on veut faire d'eux des soldats de quelque cause perdue d'avance. Héritage absurde d'une culture rurale qui confond Etat et individu comme si le président ou quelque ministre était l'Etat ou la nation ou les deux à la fois. En Algérie, on voit les complots partout comme si des effluves paranoïaques enveloppaient journalistes et politiques. Cette propension au « complot » et au goût du secret est, en partie, issue des pratiques du mouvement national et des conditions historiques traversées par le pays, faites de ruptures et de diverses blessures. Longtemps lieu de conquêtes et d'invasions, l'Algérie devient une terre où la méfiance constitue un élément nodal de sa formation. Une balade dans l'univers médiatique d'après 1988 montre clairement le peu d'intérêt porté à la chose culturelle considérée comme trop peu rentable. Les journaux ouvrent presque exclusivement leurs pages aux rumeurs de la politique. Les pages culturelles, quand elles existent, sont extraordinairement pauvres. Les gouvernements successifs n'accordèrent aucun intérêt à ce secteur qui est, dans d'autres pays, stratégique et dirigé par des hommes très cultivés et influents. Ce qui n'est pas le cas en Algérie. Jusqu'à présent, mises à part les «coupures» de ruban traditionnelles et quelques petites soirées, rien n'a été fait sauf la dissolution des entreprises cinématographiques sans leur trouver des espaces de substitution et la clochardisation de tous les lieux culturels (théâtres, bibliothèques?). C'EST LE SERIEUX QUI MANQUE LE MOINS Le département ministériel connut de perpétuels changements sans une quelconque efficacité pratique depuis sa «libération» du ministère de l'éducation nationale. Le personnel pléthorique du Ministère et de certaines structures culturelles, souvent sans attribution précise, permet de nombreuses interrogations. Une fois, on associe la culture à l'information, une autre fois, on la «marie» avec le tourisme, on crée un secrétariat d'Etat aux arts populaires, on institue un conseil national de la culture, puis on revient à la communication et on ouvre un secrétariat d'Etat et on annonce la création d'un office national de la culture. Tous ces transferts de prérogatives influent négativement sur le fonctionnement normal des établissements culturels obéissant encore à un schéma traditionnel d'organisation et à une gestion archaïques. Les hommes qui dirigent les différentes sphères culturelles, sont, dans la plupart des cas, désignés en fonction de critères claniques et clientélistes. Ce qui est d'ailleurs, souvent le cas, pour tous les secteurs d'activités politique, économique ou social. Si les média et les hommes politiques cultivent une sorte d'étrangeté par rapport au phénomène culturel, les universitaires, eux aussi, n'ont pas sérieusement analysé cette réalité, à l'exception d'une poignée d'enseignants-chercheurs. Les séminaires et les colloques, organisés, manquent le plus souvent de sérieux, se réduisant à la distribution de cartables et à la boustifaille. Comme d'ailleurs, les rares revues éditées dans les différents espaces de l'enseignement supérieur. Comment peut-on parler d'université, alors que le nombre de chercheurs effectifs ne dépasserait pas la centaine. L'Algérie est à la traîne des universités africaines. L'universitaire et l'«intellectuel» (notion dont il reste à définir les contours) sont restés prisonniers d'un rapport maladif au pouvoir politique qui se conjugue tantôt à la répulsion, tantôt à l'attraction. Ce qui réduit sa marge de manœuvre. Ce qui pose également la question, toujours d'actualité, de l'autonomie de l'intellectuel qui vit l'assujettissement ou la contestation comme illustration ou opposition au discours officiel et jouant en fin de compte sur le terrain du pouvoir politique qui fournit ainsi les éléments de la discussion et piège les différents locuteurs et oriente leurs discours. Les chercheurs en sciences sociales focalisent le plus souvent leurs analyses autour du fonctionnement des appareils, des enjeux idéologiques et des espaces politiques et occultent les mouvements sociaux et culturels. Ce n'est pas un hasard si les universitaires, souvent fonctionnant comme de simples reproducteurs de discours déjà là, ne réussissent pas à cerner les différentes secousses qui agitent la société. Il y a également la question des références qui font du locuteur le producteur privilégié de la parole citée. On «plaque» souvent des grilles sans tenter de les interpréter et de les interroger alors que les sociétés fonctionnent de manière autonome et complexe, comportant un certain nombre de particularités. Les questions épistémologiques sont d'une actualité brûlante. N'est-il pas temps de définir les termes utilisés et de ne pas reproduire mécaniquement des réalités et des notions considérées comme évidentes mais qui ne peuvent l'être sans une sérieuse interrogation. Souvent, journalistes, universitaires et politiques usent et abusent de mots et d'expressions qu'ils ne maîtrisent nullement tel ce petit cafouillage autour de «société civile», chacun se revendiquant de cette société civile sans qu'on ait interrogé ce groupe de mots ou tenté de cerner ses contours ou des termes comme «système», «pouvoir» ou «gouvernance» par exemple. Quelle est la frontière qui séparerait par exemple société civile et société politique ? Le plagiat est désormais une affaire ordinaire. Thèses, mémoires et communications de colloques fonctionnent comme un assemblage de citations et de paragraphes tirés d'ailleurs, copiés-collés. C'est une véritable affaire de sécurité nationale. L'université est désormais une crèche pour adultes, un espace corrompu, peu sérieux à tel point que de plus en plus de voix s'élèvent pour tirer la sonnette d'alarme et évoquer ouvertement un complot contre l'université et, par delà, le pays, qui serait fomenté par des cercles de décision. DES LIBRAIRIES SE TRANSFORMENT EN PIZZERIAS On ne peut comprendre la situation de la production culturelle de ces dernières années sans une connaissance des secousses qui ont caractérisé le champ social et des nouvelles réalités économiques qui ont marqué le pays. Le champ culturel rétrécit dangereusement et se conjugue désormais au futur antérieur, aux dissolutions et aux manifestations ponctuelles (le millénaire d'Alger, Année de l'Algérie en France, Alger, capitale de la culture arabe, festivals à répétition, sans objectifs clairs) mobilisant une rente à distribuer. Les entreprises du livre (entreprise nationale du livre) et du cinéma (caaic, anaf et enpa) sont dissoutes sans aucun espace de substitution. Les librairies et les bibliothèques disparaissent de l'espace social. Les éditeurs privés ne semblent pas bien outillés pour se lancer dans une véritable aventure intellectuelle qui favoriserait l'intelligence et le professionnalisme. Certes, quelques petits éditeurs arrivent à émerger. Le paysage éditorial est très maigre; la littérature est le parent pauvre de l'édition. L'Histoire et la politique sont les genres les plus prisés. Les librairies, faute de livres, se transforment le plus souvent en papeteries et en pizzerias. La bibliothèque nationale et les bibliothèques universitaires ne semblent pas prêtes à engranger un travail de mémoire, de conservation et de mise en boite des livres. Le ci néma ne tourne plus, les galeries d'art ne répondent plus, le théâtre connaît la crise la plus dure depuis l'indépendance. Le dernier « festival » d'Alger clôturé le 2 juin a, comme d'habitude, été un fiasco. Octobre 88 a paradoxalement paralysé la production artistique et favorisé la culture culinaire et du business (biznes). Les simulacres démocratiques restreignent mortellement le champ culturel. L'aphasie est le chemin emprunté par le politique. |
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