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Urbanisme : quelle rénovation pour la ville ?

par Mebarki Mohammed *

Je souhaite me situer d'emblée dans l'optique des chercheurs qui posent le «retour en ville» non seulement comme un remède à ses maux, mais comme une tendance structurelle combinant l'économique et le culturel, tandis que le social, dans ce processus, relèverait à la fois d'un horizon utopique et d'une volonté politique.

La multiplication des programmes de revitalisation et autre réhabilitation constitue, me semble-t-il, un substrat méthodologique suffisant pour pouvoir l'affirmer. Donc, sans être prescriptif, ni même préjuger de l'avenir, j'aurais plutôt recours à Jane Jacobs et à son insistance à défendre la diversité dans les grandes villes qu'à Melvin Webber et à sa focalisation sur les réseaux, la monotonie spatiale et la « nonplace urban realm », effaçant les lieux ainsi que l'imaginaire et la matérialité qui les créent. J'ai recours à ces auteurs nord-américains, ça je crois que c'est aux Etats-Unis que le débat a été posé le plus tôt (année 1970).

On a observé à travers le monde un phénomène presque universel: celui de la réhabilitation/requalification des centres des villes, en particulier des plus grandes mais aussi de nombreuses villes moyennes, à l'initiative de leurs pouvoirs municipaux. Bien sûr, ces réhabilitations/requalifications n'en sont pas au même stade partout: dans un même pays, il y a de grands décalages dans le temps. Si l'on regarde par exemple l'Europe et l'Algérie, le décalage est en général d'environ trente ans, ce qui fait que les expériences de certains lieux peuvent donner l'occasion de bilans - réussites ou échecs - et de réflexions riches d'enseignement.

Il semble bien que si quelques projets ont correspondu à la reconstruction en Europe, la plupart d'entre eux ont plutôt coïncidé avec un certain enrichissement des salariés et la diversification des emplois urbains du tertiaire dans les années 1960. On a pu observer plusieurs étapes successives dans les programmes de réhabilitation/requalification des grandes villes qui sous-tendent des changements idéologiques dans l'esprit de leurs concepteurs. En Algérie, on doit au président de la République la diffusion dans les années 2000 de la pensée sur la réhabilitation ou la restauration des monuments.

La préoccupation des urbanistes pour intervenir sur les centres-villes n'est pas nouvelle. Ils sont imprégnés, au moins en Algérie, par la valeur symbolique de lieux qui contribue à diffuser prestige et/ou notoriété à ceux qui interviennent sur leur transformation. Les grandes réformes urbaines comme celle de Haussmann et de ses émules à travers le monde ainsi que la pensée hygiéniste s'en sont souciées.

Mais malgré cet épisode très important, la vivacité des représentations symboliques sur les centres-villes n'a pas disparu. Ils ne sont pas devenus des non-villes, des espaces vacants. Seulement, ils ne répondaient pas aux impératifs résidentiels et de production du fordisme. Ils étaient en dehors du modèle fonctionnaliste et évoluaient dans ce qui pouvait alors apparaître comme le désordre.

Aujourd'hui, les représentations très négatives selon les groupes sociaux ou les fragments de classe sociale, et les représentations positives (liées à l'identité, à la recherche de culture et d'esthétique), se partagent le champ des représentations. C'est pourquoi on a pu parler de «Retours en ville»1. Un propos qui concerne plutôt des villes d'Europe que celles d'Algérie. On a d'ailleurs soutenu l'idée que ce retour concerne seulement certaines catégories bien identifiables de population, ce qui a conduit à admettre que la notion de gentrification a un sens.

Ceci m'amène à énoncer un certain nombre de paradigmes puisqu'il s'agit de donner ici un cadre général à la problématique de la requalification des centres historiques/centres-villes. Il va sans dire que cette problématique qualifiée maintenant en Algérie d'»intégralité des politiques urbaines de réhabilitation de centres-villes» est aussi pluridisciplinaire. Ainsi, pour rendre compte de sa complexité, il faut la déconstruire. C'est pourquoi on présentera très brièvement: la requalification vue par les urbanistes qui se pose en termes d'action réformatrice, la requalification vue par les économistes qui se pose en termes de marché et de foncier, la requalification vue par les sociologues qui se pose en termes de représentations, d'acteurs et de classes sociales. Quant aux géographes et aux historiens, ils essaient d'articuler ces différentes visions ou de faire ressortir les paradoxes qui émanent de ces différentes visions.



Quelques principes émis par les urbanistes et les opérationnels de l'urbain



Au vu de quelques énoncés de projets, on peut dire que trois principes peuvent rendre compte de l'actualité vue par les urbanistes, les professionnels de l'urbain et les décideurs. Tant en Europe qu'en Algérie, ceux-ci programment la requalification (un concept associé à celui de «mixité socio-spatiale», plutôt inventé en Europe) et sont chargés d'expliquer leurs projets aux acteurs sociaux «participants» qui, eux, sont apparus d'abord en Algérie2. Ils se situent dans une durée plus ou moins définie et leur projet doit concilier le social, la culture et le marché. Ils essaient de combiner dans un temps donné la reconnaissance d'une situation jugée comme chaotique ou de crise, les impératifs d'une vision intégrée de l'agglomération urbaine, cela malgré l'abandon assez généralisé de l'idée de planification et l'injonction de corriger dans le temps d'un projet, les mal fonctionnements hérités de tendances historiques. Les classements par l'Unesco ont, par ailleurs, imposé des contraintes qui facilitent sans doute certaines prises de décision en matière de priorités, mais la non-reconnaissance laisse aussi plus d'autonomie dans la définition des priorités. Dans la mesure où chaque histoire de ville mériterait d'être racontée, car l'identification des acteurs susceptibles d'intervenir dans un projet et à quel niveau, de même que les relations entre ces acteurs sont différentes, je vais plutôt essayer de repérer les méthodes et/ou les injonctions, qui, même si elles sont décalées dans le temps selon les villes ou les pays, se retrouvent fréquemment. Au-delà d'un discours assez formel sur la ville et la mémoire, dans lequel l'imaginaire de presque tout le monde peut se reconnaître, la réhabilitation et le renouvellement sont associés à l'idée de développement durable, et par là, incluent une dimension idéologique: en recréant les conditions de durabilité des centres-villes, on contribue à exorciser la crainte de la précarité sociale qui envahit les vies urbaines.

Par ailleurs, le projet urbain, par rapport au passé pendant lequel l'idée de planification dominait, est aujourd'hui très circonscrit. Il se réfère à un centre historique, à un périmètre d'intervention, à la zone une telle... autant de délimitations qui permettent d'avoir recours à la concrétisation de l'idée de «cycle de vie» d'une opération et par extension, de son succès ou de son échec. Ensuite, on requalifie à travers des principes simples mais mettant en action des instruments structurels et financiers très complexes. En voici trois, il peut y en avoir d'autres: la continuité urbaine, on travaille sur un projet très spatialisé, mais il ne faut pas créer de ghetto, il faut donc favoriser les accès et les échanges, il faut remplir les vides. Un deuxième principe, devenu souvent une injonction, maintenir ou créer les conditions de la mixité, de la mixité spatiale, soit celle des activités, et mixité sociale, celle des couches sociales, des classes d'âge, des professions, en France, on parle même maintenant de mixité ethnique. La mixité spatiale étant supposée impossible sans mixité sociale.

La mixité est devenue, comme je l'ai dit, une injonction politique. L'expression existe dans beaucoup de pays et dans plusieurs langues. On dit « social balance » aux Etats-Unis, mixité au Canada, « social mix » en Angleterre, en Australie. En France, on parlait de rééquilibrage social. Et même si des sociologues s'insurgent contre cette injonction toujours présente malgré les conditions d'ascension sociale beaucoup plus officiels - les pouvoirs ont besoin de cette utopie ou fiction.

Un troisième principe qui mérite aussi d'être mentionné, c'est celui de stratégie car il est très présent dans les politiques urbaines en Algérie. C'est peut-être le réduire que de l'évoquer de la façon suivante: un projet de renouvellement urbain, soit-il celui d'un centre historique, vise un objectif qui fait du pouvoir public l'acteur régulateur du projet. Ce dernier a un temps de vie au cours duquel il a recours à plusieurs instruments d'action, en particulier le partenariat public-privé. Pendant son temps de vie, il doit donc être capable de se mettre en cause et de s'adapter aux conditions d'une demande ou d'une proposition nouvelle. Pour conclure ce volet: l'usage des principes à l'attention des professionnels, associés à la réhabilitation, peuvent-ils infléchir par l'action réformatrice qu'ils prétendent engager sur un espace donné, les grandes tendances sociologiques et économiques, comme par exemple les injustices créées par le marché et la ségrégation spatiale, autant de tendances parfois considérées comme inéluctables. On pourrait le croire si on regarde certaines expériences, mais on ne peut pas s'empêcher aussi de penser que les catégories de l'action publique sont duales et simplifiées et masquent celles qui opèrent dans le temps long.

 

La réhabilitation selon un point de vue plus économique



La réhabilitation du bâti ancien d'une ville va aujourd'hui le plus souvent à l'opposé du projet fonctionnaliste à l'honneur dans les années 1990. Cette observation peut renvoyer à une question d'économie spatiale dont l'argumentation repose sur des observations concrètes: la division de l'espace urbain en fragment de territoires qui gagnent et d'autres qui perdent. Pendant une assez longue période, les centres historiques en Algérie, et à l'exemple d'Oran, ont plus perdu de leurs activités que les villes européennes et se sont plus rapidement dépeuplés. Le processus n'est pas encore inversé. Il faut donc leur appliquer des remèdes différents de ceux que l'on appliquait autrefois.

Mais dans la mesure où la réhabilitation doit être «intégrale» et plus encore un «élément de durabilité», elle doit concilier un projet économique efficace, un souci de rééquilibrage social de qualité environnementale et de sécurité. La combinaison entre ces éléments préconisés par la Banque mondiale est cependant difficile car les logiques à l'oeuvre sont différentes. Si l'idée d'intégralité renvoie à la volonté politique, l'idée d'efficacité économique ou de durabilité économique préconise le retour des zones appauvries dans le marché. C'est encore l'histoire de nombre de centres-villes aujourd'hui. Comment les pouvoirs publics pourront-ils contribuer à remettre les centres-villes dans le marché ? En levant les obstacles institutionnels, juridiques, de statut de la propriété dans ces zones qui ont une valeur de marché potentiel, s'appuyant sur sa centralité géographique, sur la mémoire et la culture, qu'un marketing urbain bien agencé est capable de relancer3.

A suivre

 

* Directeur de l'Urbanisme et de la Planification de la ville d'Oran



1 - Voir Catherine Bidou-Zachariasen (dir.), Retours en ville, Descartes, 2003.

2 - Tout un monde affirme qu'à ce propos, l'Amérique latine est en avance sur l'Europe. Voir Giovani Allegretti, «The returns of the caravels», participatory budgets from South- America to Europe, in: Network Association of European

Researchers on Urbanization in the South, Urban Governance Diversity and social action in cities of the South, IUAV, Venezia, 2005.

3 - Voir Vincent Renard, Les conditions économiques du renouvellement urbain, à paraître 2005.