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Trump saborde l'avance technologique des États-Unis

par Carl Benedikt Frey*

OXFORD – Spectateurs de la mise en orbite de Spoutnik dans les années 1950, comme du boom des produits électroniques japonais dans les années 1980, les Américains ont craint à plusieurs reprises de perdre leur avance technologique au profit de rivaux étrangers.

À chacune de ces occasions, les États-Unis ont toutefois réagi en redoublant d'efforts – attraction des talents du monde entier, investissement dans la recherche de pointe, renforcement du droit de la concurrence – et en sont finalement sortis plus forts. Or, ce ne sont plus aujourd'hui les Spoutnik ni les Sony qui constituent la plus sérieuse menace pour le leadership technologique de l'Amérique, mais bien l'érosion interne des atouts fondamentaux du pays. C'est comme si les politiques du président Donald Trump avaient été précisément conçues pour démanteler les piliers mêmes de l'innovation aux États-Unis.

Le premier de ces piliers réside dans les institutions américaines de recherche. Durant la guerre froide, un consensus bipartisan soutenait d'ambitieux programmes tels qu'Apollo et l'Agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense. Chercheurs et investigateurs bénéficiaient d'une autonomie intellectuelle considérable. Les notions à l'origine de l'Internet moderne – telles que le concept d'« informatique interactive » de J. C. R. Licklider et le réseau de commutation de paquets ARPANET– ont vu le jour dans un cadre fédéral et universitaire volontairement flexible, incluant Stanford, le MIT, l'Université de Californie de Berkeley, Columbia et plusieurs autres campus.

Les réductions de dépenses imposées par l'administration Trump viennent compromettre ce modèle : la National Science Foundation, la direction scientifique de la NASA et les Instituts nationaux de santé ont respectivement subi des coupes budgétaires de 56 %, ainsi que d'environ 50 % et 40 %. Combinées à des mises à l'épreuve politiques pour l'octroi de subventions à la recherche, ces réductions budgétaires asphyxieront l'écosystème dont dépendent les découvertes les plus révolutionnaires.

Étroitement lié au premier, le deuxième pilier est constitué par les talents. Pendant plus de deux cents ans, le plus formidable atout des États-Unis a résidé dans leur capacité à attirer les esprits les plus brillants en provenance du monde entier. Au XIXe siècle, Samuel Slater a apporté aux usines américaines un savoir-faire industriel britannique essentiel. Plus récemment, la biochimiste d'origine hongroise Katalin Karikó a travaillé durant plusieurs décennies au sein de laboratoires américains sur les prémices de vaccins à ARNm aujourd'hui salvateurs. La répression appliquée par Trump en matière de visas, les interdictions d'inscription d'étudiants étrangers, ainsi que l'hostilité de l'administration à l'égard des universités américaines font désormais des États-Unis un pays moins attrayant pour les talents internationaux. Les établissements européens de recherche sont actuellement ravis d'accueillir de formidables scientifiques en provenance des États-Unis. L'afflux historique de cerveaux en direction de l'Amérique est dangereusement proche de devenir une fuite des cerveaux.

Le troisième pilier réside dans la concurrence. La révolution technologique américaine n'est pas le fruit d'une protection des industries, mais des activités de sociétés qui ont dû rivaliser avec leurs concurrentes, tant au niveau national qu'international. Contrairement à celui du Japon, où le manque de rigueur des politiques relatives à la concurrence a favorisé les conglomérats tout en étouffant l'innovation, le système antitrust aux États-Unis a régulièrement permis d'éviter les monopoles, et par conséquent de soutenir l'entrepreneuriat. À titre d'exemple, le démantèlement du géant des télécommunications AT&T, en 1984, a empêché une entreprise unique de monopoliser l'Internet naissant, créant ainsi un environnement concurrentiel dans lequel l'innovation pourrait se développer de manière organique.

Cet engagement des États-Unis en faveur d'une concurrence dynamique s'érode malheureusement depuis plusieurs décennies. La concentration de l'industrie s'accentue, les lancements de startups sont de moins en moins nombreux, et la productivité progresse lentement. Comme si ces tendances ne suffisaient pas, le mur des droits de douane imposés par Trump accélérera la chute en protégeant les entreprises bien établies contre leurs concurrentes étrangères, ainsi qu'en transformant la politique commerciale – via un système opaque de dérogations – en un bazar où s'échangeront des sommes d'argent contre des faveurs.

C'est ainsi que les dépenses de lobbying liées aux exemptions douanières – qui récompensent la proximité politique plutôt que la performance – ont grimpé en flèche de 277 % en glissement annuel au premier trimestre 2025. Ce système de dérogations politisé signale une dérive vers un capitalisme de connivence, et s'éloigne du marché ouvert et concurrentiel qui stimulait autrefois l'innovation américaine.

Le quatrième pilier réside dans la finance. Le capital-risque américain – fondé sur des marchés publics structurés et liquides – est ce qui a permis à Apple et Microsoft dans les années 1970, puis à Amazon et Google dans les années 1990, de se développer à une vitesse fulgurante. En l'an 2000, les entreprises financées par le capital-risque représentaient un tiers de la valeur du marché américain, loin devant un modèle européen centré sur les banques.

Or, ce moteur s'essouffle lui aussi actuellement. Les réductions d'impôts décidées par Trump creuseront le déficit budgétaire, ce qui contraindra le Trésor à emprunter davantage, et probablement à élever les taux d'intérêt. Des coûts d'emprunt supérieurs impacteront les startups, de la même manière que la volatilité provoquée sur les marchés par les droits de douane réduit d'ores et déjà l'appétit des investisseurs pour le risque. Plusieurs rapports récents indiquent que les droits de douane et l'incertitude assombrissent les perspectives de financement de capital-risque et d'introduction en bourse, ce qui menace les fondements de l'économie des startups aux États-Unis.

L'impartialité de l'État constitue le cinquième pilier. Les États-Unis ont appris durant leur âge d'or que les monopoles incontrôlés et la corruption politique desservaient la croissance. Le Congrès a réagi en adoptant des réformes favorables à la concurrence : la loi Pendleton de 1883 a remplacé le clientélisme par une fonction publique fondée sur le mérite, et la loi antitrust Sherman de 1890 a mis un frein aux pratiques anticoncurrentielles.

Ces garde-fous institutionnels sont aujourd'hui mis à mal. La proposition de Trump consistant à modifier les règles relatives au « Schedule F » conduirait à la purge de milliers d'experts publics de carrière, et à leur remplacement par des proches du pouvoir – une approche comparable à celle du président Xi Jinping en Chine (où la loyauté est davantage récompensée que la compétence). De même, le Département de l'efficacité gouvernementale, dirigé par Elon Musk, risque de produire une fonction publique moins compétente et plus compromise sur le plan politique. Si plusieurs agences telles que l'Internal Revenue Service présentent des effectifs considérables, c'est principalement en raison des complexités et des vides juridiques qui caractérisent le code fiscal américain. Sans une simplification de la réglementation, la bureaucratie ne pourra pas être significativement réduite, et les règles ne pourront pas être appliquées efficacement.

Unique consolation, la Chine, principal adversaire des États-Unis, est elle aussi confrontée à d'importantes difficultés intérieures. Bien que l'essentiel de l'activité d'innovation de la Chine provienne encore de sociétés privées et soutenues par des capitaux étrangers, l'État chinois a recentralisé le pouvoir économique : les attributions de licences, de crédits et de contrats publics privilégient de plus en plus les conglomérats politiquement fiables ; les lois antitrust sont appliquées de manière sélective ; et l'élan anticorruption de Xi vise également à filtrer les loyautés. La productivité de la Chine est au point mort, le secteur hypertrophié de l'immobilier représentant une proportion vertigineuse d'un tiers du PIB.

Dans le même temps, les entreprises dénuées de solide soutien politique – dont la startup d'IA DeepSeek – opèrent dans une zone grise sur le plan juridique, et la mainmise de l'État sur les technologies de l'information cruciales invite à une surveillance de plus en plus stricte, qui étouffe l'expérimentation au niveau local. La stratégie du « diviser pour mieux régner » appliquée par Xi a beau assurer un contrôle politique, elle érode d'un autre côté la décentralisation provinciale qui a constitué le moteur de l'essor de la Chine après les années 1980.

Des progrès technologiques continus ne doivent pas non plus être considérés comme une certitude par les démocraties libérales. L'innovation dépend de l'ouverture, de règles impartiales et d'une concurrence dynamique – autant d'éléments qui ne doivent pas être tenus pour acquis. Sous l'administration Trump, les avantages historiques des États-Unis se détériorent rapidement. Le soutien à l'innovation, source de la prospérité américaine, nécessite de défendre activement les institutions, pas de protéger les industries.



*Professeur associé spécialisé dans l'IA et son impact sur le travail à l'Oxford Internet Institute, et directeur du programme Future of Work à l'Oxford Martin School. Lauréat du Prix Deutsche Bank 2011 en économie financière. Il est coauteur (avec Carmen M. Reinhart) de l'ouvrage intitulé This Time is Different : Eight Centuries of Financial Folly (Princeton University Press, 2011), et auteur du livre à paraître intitulé Our Dollar, Your Problem (Yale University Press, 2025).