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Le système sociopolitique algérien est dominé par des logiques
d'inversion. Ce sont des manières d'opérer qui sont le contraire de ce que l'on
attend «logiquement» de la personne.
L'inversion est de déployer, à contrario de la norme censée être la plus «rationnelle», la plus évidente, des modes d'action et de pensée qui refoulent profondément toute forme d'obéissance à la règle. Dans les logiques d'inversion, il s'agit plutôt de s'en tenir à ses propres normes pratiques. Elles ne sont pas d'ordre essentialiste ou culturel. Elles représentent plutôt des formes de refus ou de résistance à un ordre social profondément déjoué, transgressé, déligitimé ou violemment critiqué à partir d'une production constante de plaintes sourdes et d'une mise en cause de l'autre. L'inversion, c'est tenter de passer au travers d'une bureaucratie difforme, pour obtenir rapidement et dans la dignité, un service donné. Dans les représentations sociales, il est «normal» d'user comme il se doit, de ses ressources relationnelles. Le premier réflexe ne consiste pas à respecter la règle, mais à se saisir de toute opportunité relationnelle. Dans ces conditions, la règle devient inopérante, sans âme, devenant un élément résiduel, sans importance qui compte peu quand il s'agit de privilégier les logiques de l'intérêt pour arracher avec aisance et sans se fatiguer un service donné. Le système sociopolitique a réussi le pari d'inscrire une majorité d'actes sociaux quotidiens des personnes, dans la logique de l'informel parce nos institutions sociales - trop fragiles fonctionnent dans la logique de l'enfermement et de l'opacité, donnant du sens au statut et moins à la compétence - ne se sont jamais imposées dans la société, comme des services publics. C'est ce jeu entre les normes évoqué par le sociologue allemand Simmel, accentué et radicalisé dans la société algérienne, qui apparaît comme une dimension centrale, conditionnant les comportements quotidiens. Le système social et politique fonctionne moins à la règle, qu'aux affinités relationnelles, seules à même d'ouvrir toutes les portes des institutions. M. X tente en vain d'obtenir un papier administratif par la voie normale. Au cours de ses multiples allers-retours au sein de l'institution, les réponses des employés sont toujours les mêmes: «Il vous manque une signature, un autre papier, etc.». Les réponses sont souvent répétitives, se reproduisant à l'identique. Devenant un habitué des lieux, il est identifié et apostrophé par une jeune personne. Sans détours, elle lui affirme qu'il est possible de lui obtenir le papier administratif en question, en versant une somme donnée. Il n'y a eu ni tractations ni négociations. La réponse a été spontanée et affirmative. Il lui a suffi de quelques minutes, pour que le papier administratif lui soit remis. Le service public est bel et bien l'objet d'une déconstruction sociale perpétuelle. Il est objet d'une inversion, d'un retournement de la situation, d'une mise en scène qui permet aux uns de s'infiltrer aisément, et à d'autres plus anonymes d'intérioriser profondément l'attente, le mépris à la distance sociale à leur égard. QUAND LA CONFIANCE EST ABSENTE Les personnes ne s'inscrivent pas naturellement dans une logique de l'inversion. Celle-ci s'impose à elles face aux multiples méandres de la vie sociale profondément fragilisée et peu sereine. La confiance, mot clé au cœur du fonctionnement d'une société organisée et «normale», pour reprendre les propos du sociologue allemand Simmel, est absente dans l'espace social. Tout devient fermeture et défiance face à l?autre (il faut se barricader), aux savoirs (fermeture de l'année), à la beauté des choses. Le fonctionnement au quotidien de la société algérienne semble profondément envahi par une logique fortement instrumentale, où domine la prégnance de la survie dans un environnement social profondément dégradé, qui perturbe plus qu'il ne rassure. L'inversion, c'est aussi courir tous les risques inimaginables à la quête d'un ailleurs plus serein, permettant aux jeunes de donner sens à leur vie, même s'il faut pour cela s'accrocher au statut de harraga. L'inversion, c'est s'incruster, de façon banale et sans détours, dans ce chaos urbanistique où l'arrogance et la recherche de prestige ne gomment pas sa laideur et une forme d'anarchie sociale qui opère un détournement de sens et de règles, dévoilant de façon explicite l'absence d'un Etat de droit. LES PROCES EN SORCELLERIE L'inversion est indissociable des multiples procès en sorcellerie indissociables du flou socio-organisationnel. Il suffit d'observer les scènes sociales au quotidien dans des différents milieux professionnels ou sociaux, pour noter l'inflation des discours de justification, une façon de rejeter la responsabilité sur l'autre. L'absence de reconnaissance de toute légitimité, de toute autorité professionnelle crédible et rigoureuse, conduit inéluctablement à instituer la médiocrité, les passe-droits, les promotions de conjoncture inespérées, la quête de ficelles multiples pour se construire un statut ou le maintenir à tout prix. Les procès en sorcellerie, ce sont précisément tous ces étiquetages négatifs, ces luttes de personne qui permettent de gommer en réalité les enjeux socioprofessionnels, pour s'accrocher aux aspects superficiels, s'éloignant du travail collectif. Ces procès en sorcellerie traversent profondément le système sociopolitique. Il ne semble pas pertinent d'opérer une frontière fictive entre le national et le local qui sont au contraire profondément solidaires et liés. Le pouvoir encourage et produit socialement une nomenklatura locale contrainte de lui faire allégeance, participant de façon active à sa reproduction. Par exemple, le système de représentation de la population fonctionne dans l'inversion. Le président d'une APC est rarement un acteur politique central et autonome de la ville. En acceptant sa cooptation à ce poste «électif», il devient davantage un agent aux ordres du pouvoir local. Il devient prisonnier, qu'il le veuille ou non, d'une logique politico-administrative qui le dépasse, contraint de subir plutôt d'agir de façon autonome. LA MAGIE DU VERBE La parole devient un puissant allié dans le processus d'inversion. Il suffit de savoir évoquer avec emphase une situation ou un fait donné pour se retrouver, tout en n'assurant pas ses actes professionnels, dans les bonnes grâces des responsables. On pourrait multiplier les exemples qui montrent que l'ascenseur social correspond rarement ou peu, au mérite, s'étant banalisé socialement, dévoilant la primauté du statut sur les compétences. Le discours rhétorique se substitue au travail invisible et ingrat qui demande une disponibilité quotidienne sans failles. Elle devient une modalité sociale pour énoncer avec prétention, sans toujours y croire, des changements: «il est important de faire ceci, d'améliorer cela», etc., dans le but de s'affirmer comme un personnage essentiel et incontournable. L'usage inconsidéré du verbe permet de s'inscrire dans l'inversion. «Le verbe» s'approprie le pouvoir de dire. Il a la capacité d'ensorceler la personne ou de l'éblouir par une prestation rhétorique. La magie du verbe devient une inversion de la compétence de fait qui consiste à montrer discrètement sur le terrain ses capacités, son savoir-faire et son savoir-être. L'inversion n'est sans doute pas le propre de l'Algérie, mais elle prend ici des formes plus visibles, plus accentuées et plus radicales. Si l'ordre social fonctionne de façon dominante à l'inversion, c'est parce qu'on est en présence de la fiction de la règle ou de la loi en permanence bafouée du haut jusqu'en bas, où il devient possible de passer au travers, par la médiation du réseau relationnel ou du pouvoir d'ordre. Les logiques d'inversion sont profondément ancrées dans l'ordre social et politique, conduisant à évoquer un véritable marché de l'inversion. |
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