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CAMBRIDGE
- Constatant l'attraction exercée par des actifs alternatifs tels que l'or et
le bitcoin pendant dans la pandémie, certains
économistes réputés prédisent une forte baisse du dollar. Cette baisse n'a pas
eu lieu, mais elle peut encore survenir. Etrangement, malgré une gestion
incohérente de la pandémie par les USA, les dépenses massives de soutien face à
la catastrophe économique, et le relâchement monétaire (qui a franchi de
nombreuses lignes rouges selon le président de la Réserve fédérale Jerome Powell), le taux de change du dollar ne varie pas
beaucoup. Même l'élection présidentielle et tout le brouhaha qui l'entoure ne
jouent guère. Les traders et les journalistes en font peut-être des tonnes
autour des variations au jour le jour du taux de change du billet vert, mais
pour ceux d'entre nous qui étudient ces variations à long terme, ils font
beaucoup de bruit pour rien.
Certes, l'euro s'est apprécié d'environ 6 % par rapport au dollar depuis le début de l'année, mais ce n'est rien en comparaison des secousses brutales qui ont eu lieu après la crise financière de 2008, lorsque le taux de change du dollar a fluctué entre 0,63 et 0,93 par rapport à l'euro et entre 90 et 123 par rapport au yen. Quant à l'indice de taux de change du dollar pondéré en fonction des échanges commerciaux, il se situe aujourd'hui à peu près au même niveau qu'à la mi-février. Une telle stabilité est surprenante, car habituellement les taux de change deviennent beaucoup plus volatiles en période de récession. Comme Ethan Ilzetzki de la London School of Economics, Carmen Reinhart de la Banque mondiale, et moi-même l'expliquons dans une étude récente, la réaction modérée des taux de change face à la pandémie est l'une des grandes énigmes macroéconomiques du moment. Les économistes savent depuis des décennies qu'il est extrêmement difficile d'expliquer les fluctuations monétaires. Néanmoins, dans un contexte d'incertitude macroéconomique mondiale qui dépasse ce que la plupart d'entre nous ont jamais connu, on s'attend à ce que les taux de change connaissent des variations spectaculaires. Mais alors même qu'une deuxième vague de COVID-19 frappe l'Europe, l'euro n'a baissé que de quelques pour cent - une goutte d'eau dans la mer en termes de volatilité du prix des actifs. Aux USA, les discussions sur les mesures de relance budgétaire se déroulent un jour pour se terminer le lendemain. Et bien que l'on connaisse maintenant le résultat de l'élection présidentielle américaine, d'autres grandes batailles politiques se profilent à l'horizon. Cependant jusqu'à présent, les mesures prises en matière de taux de change ont été relativement limitées. Personne ne sait avec certitude pourquoi les taux de change restent relativement stables. Parmi les explications possibles, on peut citer la généreuse mise à disposition par la Fed de lignes de swap en dollars et l'aide financière massive des pouvoirs publics dans le monde entier. Mais la raison la plus plausible tient à la paralysie de la politique monétaire classique. Les taux d'intérêt directeurs de toutes les grandes banques centrales se situent à la limite inférieure effective (autour de zéro) ou à proximité de celle-ci, et les principaux prévisionnistes estiment qu'ils y resteront pendant de nombreuses années, même dans un scénario de croissance optimiste. Sans cette limite inférieure proche de zéro, la plupart des banques centrales fixeraient maintenant des taux d'intérêt bien inférieurs à zéro, de l'ordre de - 3% à - 4 %. On peut donc penser que même si l'économie s'améliore, il pourrait s'écouler beaucoup de temps avant que les responsables politiques ne décident de faire «décoller» les taux d'intérêt dans une zone franchement positive. Les taux d'intérêt ne sont pas le seul paramètre susceptible d'influer sur les taux de change ; d'autres facteurs, tels que les déséquilibres commerciaux et le risque jouent aussi un rôle important. Les banques centrales sont engagées dans diverses activités quasi-budgétaires telles que le relâchement monétaire, mais comme les taux d'intérêt paraissent totalement gelés, la plus grande source d'incertitude a peut-être disparu. Comme le montrent Ilzetzki, Reinhart et moi-même, la volatilité fondamentale des taux de change diminuait bien avant la pandémie, d'autant que les banques centrales les unes après les autres ont contourné la limite du zéro. Depuis lors, le COVID-19 a gelé les taux d'intérêt à un niveau extrêmement bas. Mais la stagnation actuelle ne durera pas éternellement. Du fait du contrôle des taux d'inflation relatifs, la valeur réelle de l'indice du dollar pondéré en fonction des échanges commerciaux est à la hausse depuis près de dix ans. Or à moment donné, sa valeur devrait se rapprocher de la moyenne (comme cela s'est produit au début des années 2000). La deuxième vague du virus frappe actuellement l'Europe plus durement que les USA, mais cette tendance pourrait s'inverser à l'approche de l'hiver, en particulier si l'interrègne post-électoral américain paralyse à la fois la politique sanitaire et la politique macroéconomique. Bien que les USA disposent encore d'une énorme capacité à apporter une aide d'urgence indispensable aux travailleurs et aux petites entreprises durement touchés, la croissance de la dette publique et privée américaines sur les marchés mondiaux laisse entrevoir des fragilités à plus long terme. Autrement dit, il existe une incohérence fondamentale sur le long terme entre la croissance continue de la dette des USA sur les marchés mondiaux et la baisse continue de leur production dans l'économie mondiale. Un problème analogue a conduit à l'effondrement du système d'après-guerre de Bretton Woods de taux de change fixes, une décennie après que l'économiste de Yale Robert Triffin l'ait identifié au début des années 1960. Par ailleurs, le Fonds monétaire international s'attend à ce que la croissance de l'économie chinoise soit de 10 % entre le début de cette année et la fin de l'année prochaine. À court et moyen terme le dollar pourrait monter, surtout si de nouvelles vagues de COVID-19 stressent les marchés financiers et déclenchent une fuite vers la sécurité. Outre l'incertitude sur les taux de change, il est très probable que le billet vert soit toujours roi en 2030. Cependant, un traumatisme économique tel que celui que nous vivons actuellement constitue souvent un tournant douloureux. Traduit de l'anglais par Patrice Horovitz *Professeur d'économie et de sciences politiques à l'université de Harvard. Il a été économiste en chef du FMI |
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