|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
On peut comparer
l'Histoire à un film dont les acteurs principaux ne connaissent pas exactement
leur rôle dans la mise en scène confuse à la conception de laquelle ils
contribuent au fur et à mesure que se déroulent les évènements dont ils se
croient maîtres.
Dans cette masse d'évènements, d'écrits, de faits plus ou moins dramatiques, plus ou moins visibles, l'historien tente de trouver un sens, de repérer une direction dont les acteurs de l'époque n'étaient pas totalement conscients, mais qui apparaît avec clarté pour celui qui a suffisamment d'informations et le détachement requis non seulement pour remonter le temps et donner un sens à ce passé, dont, pourtant, tout un chacun est le produit, et qu'il porte en lui-même, sans en être souvent conscient. TOUS LES EVENEMENTS DU PASSE SONT, PAR DEFINITION, INELUCTABLES Chaque évènement historique, du plus banal au plus important, ne se déroule qu'une seule fois, et l'acteur qui rate son rôle dans cet évènement n'a aucune chance de voir se représenter le même faisceau de faits, d'actes, de paroles, de décisions qui lui aurait permis de corriger son jeu et d'orienter ces évènements vers une tournure plus favorable à son destin ou à ses intérêts du moment. Une fois l'occasion passée, l'homme qui veut accomplir un grand dessein ne peut pas réclamer que la scène où il a pris la mauvaise décision, en fonction des circonstances, soit rejouée afin qu'il se tire d'affaire. L'historien a tout loisir de reconstituer à sa guise les évènements qui ont conduit à la déchéance de ce personnage historique, et d'émettre des hypothèses qui auraient assuré la salvation de cet homme, mais il ne peut pas changer sa destinée établie une fois pour toutes et pour l'éternité à un moment crucial de l'histoire passée. En affirmant que les évènements historiques sont inéluctables pour ceux qui les revisiteront dans le futur, ce n'est pas prendre position pour ou contre ces évènements, c'est seulement reconnaître qu'on ne peut que les constater, et qu'on n'a pas le pouvoir de les corriger ou de les effacer pour qu'ils correspondent mieux à la conception que l'on se fait de l'Histoire de la période en cause. Si on écrit que l'accès au pouvoir d'Hitler, par exemple, homme honni entre tous, était inéluctable, on ne prend forcément pas une position favorable envers son idéologie d'autant plus condamnable qu'elle a causé la mort de dizaines de millions de personnes, la souffrance pour des centaines de millions d'autres, et des destructions matérielles dont le coût fut incommensurable. On veut seulement dire qu'une conjonction d'évènements, dont la paix humiliante de Versailles à la suite de la défaite par les Alliés des armées du Kaiser en 1918, les réparations financières imposées au peuple allemand, la guerre civile et l'effondrement économique et monétaire de l'Allemagne, la volonté de pays occidentaux à aider à la reconstruction du potentiel industriel et militaire de ce pays, pour l'utiliser comme bouclier contre les révolutionnaires bolcheviques qui avaient pris le pouvoir en Russie, a conduit le peuple allemand à donner son appui à un homme et à un régime qui lui semblait donner la garantie d'un retour à la prospérité et au respect du monde. L'INDEPENDANCE DE L'ALGERIE, UN MIRACLE HISTORIQUE EXCEPTIONNEL L'accès du peuple algérien à l'indépendance représente un miracle historique dont le caractère exemplaire échappe à la majorité de ceux qui n'ont vécu ni la période coloniale ni la violente et cruelle guerre qu'il a fallu mener pour aboutir à cette liberté faisant partie de l'acquis de tout un chacun, riche ou pauvre, puissant ou sans voix. On considère, l'oubli du passé douloureux aidant, cette libération comme un acquis inéluctable, dont la nécessité n'aurait jamais été mise en cause, et qui va de soi, au point où on n'imagine même pas qu'il en aurait pu être autrement. Et pourtant rien n'était aussi peu certain que cette issue favorable dont profitent tous les Algériens, à des degrés différents, certes. LES REVOLUTIONS SONT LANCEES PAR DES FOUS Voici un groupe d'hommes, inconnus, marginaux sociaux, sans expérience politique ou militaire assurée, qui décide, un premier novembre 1954, de se lancer dans un projet fou, au vu des forces qu'il devait affronter: - une puissance politique mondiale, membre de l'organisation militaire la plus puissante de l'histoire, pouvant mobiliser des millions de soldats, assurée par une diplomatie appuyée sur des alliances renforcées par le temps et les intérêts mutuels, que prétendent vouloir amener à la résipiscence quelques hommes incapables de s'acheter des habits décents, et qui comptent, pour réussir, mobiliser un peuple pauvre, si ce n'est misérable, désarmé, analphabète dans sa majorité écrasante, atomisé en groupuscules tribaux ou régionaux, ayant perdu toute confiance en lui-même, soumis à un régime répressif féroce et vigilant. LE DANGEREUX OUBLI DE L'HISTOIRE REVOLUE L'Histoire a tranché en faveur de ces hommes qui ont mobilisé non seulement ce peuple, mais une impressionnante partie de l'opinion internationale, pour arracher cette indépendance sur laquelle beaucoup crachent, mais sans laquelle le destin de chaque Algérienne et Algérien aurait dépendu des caprices d'une puissance étrangère et des intérêts de ses citoyens, dont les Algériens ne faisaient pas partie, malgré les affirmations du contraire des autorités de cette puissance. On oublie que, gouvernée sur la base du fameux slogan «Liberté, Egalité, Fraternité», la population «indigène» algérienne, lorsqu'on lui reconnut finalement le droit de jouir de certains privilèges de citoyenneté, fut tour à tour baptisée «Français Musulmans», alors que le reste des Français était tout simplement «français» non «français juif» ou «français catholique» ou «français franc-maçon» ou «français protestant» ou même «français laïc» puis fut promu au titre de «français de souche nord-africaine» (FSNA en abréviation) alors que l'on ne distinguait pas de «français de souche celte» ou de «souche flamande» ou de «souche alsacienne» ou de «souche basque», etc., etc. Devant la justice coloniale, ces FSNA, dont la rébellion était considérée comme une série d'actes criminels de droit commun à combattre par l'application de la loi, étaient dans leur majorité exécutés lorsqu'ils étaient pris les armes à la main; seule une minorité d'entre eux étaient soumis aux règles de procédure pénale, à titre littéralement dérogatoire, et seulement pour maintenir la fiction d'une Algérie partie d'un pays où les règles de droit s'appliquaient même aux «trublions armés» qui tentaient, sans raison, de séparer de la «mère patrie» une population pourtant «traitée comme tout autre citoyen français». NE PAS DELEGITIMER LA LUTTE DE LIBERATION NATIONALE Avec le temps, et les compromissions politiques aidant, on a oublié que ces dirigeants se sont lancés dans un projet où tout semblait perdu d'avance. Et c'est devenu la mode non seulement de les accabler de critiques acerbes, de prendre en charge, rétroactivement et à leur place, le leadership de la Guerre de Libération nationale, mais également, reprenant quasi in extenso la thèse coloniale, de les traiter de criminels mafieux pensant seulement à leur survie physique, et engagés dans des conflits de pouvoir les amenant à s'entre-éliminer tels des membres de la Camorra ou de la Mafia sicilienne telle que la décrivent les séries hollywoodiennes. Preuve de cette dérive qui est le comble de l'ingratitude envers des hommes auxquels chaque Algérien et chaque Algérienne vivants sont redevables de ce qu'ils possèdent, la publication, sur un quotidien algérien connu et par un dessinateur de talent dont la renommée dépasse les frontières de notre pays, d'une caricature représentant le FLN de guerre par le personnage d'un tueur à gages portant l'habit du «mafieux» sicilien, et tenant à la main une boîte à violon contenant l'arme avec laquelle il va exécuter celui sur lequel a été placée une prime par les «padrone» qui dirigent le groupe mafieux auquel il appartient. UN TRIUMVIRAT IMPOSE PAR LES CIRCONSTANCES HISTORIQUES DE LA GUERRE DE LIBERATION NATIONALE Il est un fait admis, et placé maintenant sous le sceau de l'inéluctabilité, que trois hommes ont dominé le leadership de la Guerre de Libération nationale, et qu'il est difficile de séparer l'issue favorable donnée à cette guerre des décisions qu'ils ont prises, tant sur le plan militaire, que politique et diplomatique, pour assurer la victoire du peuple algérien. Aucune insulte dirigée contre l'un ou l'autre d'entre eux, ou contre eux comme collectif, ne peut réduire leur rôle dans la libération du pays. On aurait pu imaginer un tout autre scénario que celui qui les a vus émerger comme dirigeants absolus de cette guerre à l'issue hautement improbable, au vu du déséquilibre des forces en présence. Ce qui est certain, et reconnu par l'Histoire, c'est qu'ils ont réussi, en dépit des dissensions internes, des luttes politiques propres à un mouvement qui a regroupé des hommes d'horizons culturels et sociaux différents, de convictions politiques contradictoires les unes avec les autres, à maintenir l'unité des rangs du peuple algérien, ce qui a assuré cette victoire que peu auraient prédit, ou, probablement même souhaitée. LE PRINCIPE VIDE DE LA PREEMINENCE DU POLITIQUE SUR LE MILITAIRE Le grand reproche qui leur a été fait est qu'ils ont manqué de suivre le fameux principe répété ad libitum suivant lequel «le politique domine le militaire». Hélas ! L'histoire du monde est jonchée de principes nobles que la réalité des choses, et plus particulièrement les circonstances du moment, ont balayés, et dont la violation a permis la réussite du projet collectif. Certains auraient souhaité que ce sacro-saint principe soit respecté, même si, de ce respect, devait sortir l'échec de la lutte de Libération nationale. D'autre part, et on omet souvent de le faire remarquer, tous ceux qui ont pris les armes pour combattre dans les rangs de l'ALN se sont engagés sur la base d'un principe politique qui a déterminé leur acceptation du sacrifice suprême. Ce principe était que seule la violence pouvait débarrasser l'Algérie du joug colonial; chaque membre de l'ALN était, par définition, donc politico-militaire. Il ne faisait pas partie d'une armée organisée sur la base de la circonscription obligatoire, dans le cadre d'un Etat reconnu tant par une communauté nationale que par le reste du monde. Il s'agissait de se battre pour un Etat à constituer. C'est cette prise de position pour un futur politique qui n'existait qu'en projet que s'est effectuée la mobilisation armée des Algériennes et des Algériens. Comment séparer le politique du militaire si, de fait, l'un ne pouvait qu'exister consubstantiellement et sans possibilité de séparation, sans l'autre. Mettre l'un au-dessus de l'autre, c'est lui donner un rôle supérieur à l'autre, donc plus noble. Comment cela pouvait se faire si l'un et l'autre ne pouvaient exister l'un sans l'autre ? Si on avait réussi à mettre en œuvre ce principe, on aurait rapidement abouti à une crise inextricable et à la destruction de l'ALN, car on aurait mis l'accent, non sur la lutte contre l'ennemi, mais sur l'équilibre à assurer entre politique et militaire, pour que chacun ne contrôle que le domaine qui lui est légitimement acquis. Et on se serait rapidement retrouvé à gérer des conflits aigus de leadership et de délimitation de territoire. Par définition une guerre de guérilla implique la confusion totale entre politique et militaire, contrairement à ce qui se passe dans les Etats organisés constitutionnellement, et bénéficiant d'institutions pouvant assurer l'équilibre des pouvoirs au profit du politique, pour tant soit peu que la classe au pouvoir ait le talent et la culture politique adéquate, ce qui n'est pas assuré, même dans la plus parfaite des constitutions. VEUT-ON CRIMINALISER LA PARTICIPATION A LA GUERRE DE LIBERATION NATIONALE ? On voudrait, quelque cinquante-trois ans après la libération de notre pays, traduire, non devant le tribunal de l'Histoire qui a définitivement tranché en leur faveur, mais devant une cour de justice réelle, ces hommes qui ont réussi à conduire l'Algérie vers une indépendance que certains regrettent parce que simplement ils ont oublié ce que le terme «colonialisme» implique comme misère, souffrances, humiliations, violences au quotidien et en permanence. On constate ces derniers temps une accentuation de la virulence des attaques non seulement contre ces leaders, mais également contre ceux qui tentent de les défendre ou de justifier des décisions qu'ils ont prises, sans aucun doute à leur corps défendant , et certainement pas parce qu'ils auraient choisi de mettre leurs intérêts personnels au-dessus des intérêts du peuple algérien, interprétation que démentent les évènements historiques dont l'issue heureuse est connue de tous. BOUSSOUF, L'HOMME QUI ARRIVA A PIC ! Parmi ces fameux trois B, dont les noms sont trop connus pour être rappelés, celui sur lequel le plus grand opprobre est jeté se trouve être le plus génial d'entre eux, celui qui a le plus contribué à la victoire finale, Abdelhafid Boussouf; il a armé le peuple algérien en guerre, il a créé ex-nihilo une organisation formidable, qui a non seulement mis en place le réseau de télécommunication tant crucial pour la bonne conduite d'une guerre, mais également les services de renseignement et de contre-renseignement, qui constituaient les boucliers de la lutte de Libération nationale. Il a monté un tissu institutionnel clandestin aux ramifications complexes, que jamais l'ennemi, pourtant aux traditions militaires ayant servi d'exemple aux armées du monde entier, n'a réussi à pénétrer ou manipulé, bien qu'il ait tenté maintes fois de le faire. Pourtant, aucun mot dérogatoire n'a été épargné à cet homme providentiel que nous envieraient bien des nations en lutte, ni à lui, ni même à ceux qui, volontaires sans solde de manière générale, et affectés à ses services, ont travaillé sous ses ordres avec courage et honneur. Quand certains, parmi de brillants intellectuels doués de capacités d'analyse valables et reconnues, ayant l'ambition de servir d'exemple à la classe la plus ouverte du pays, parlent de lui, c'est avec l'insulte aux lèvres ou sous la plume. D'ABORD ET AVANT TOUT, UN ORGANISATEUR L'ingratitude est directement proportionnelle aux services reçus. Cet adage s'applique, hélas, à Abdelhafid Boussouf, un homme qui n'avait aucune autre ambition que de donner aux forces armées de son pays une organisation capable de leur permettre de vaincre, en dépit de tous les obstacles que pouvait connaître un mouvement de libération nationale, parti de rien, et n'escomptant même pas recevoir l'appui d'un peuple misérable et dispersé. La preuve est dans la tarte, suivant le proverbe anglo-saxon, et la tarte du MALG est suffisante pour prouver que c'était un organisateur de génie. Une autre preuve peut se trouver dans son livre de chevet, qui n'était ni «Le Prince» de Machiavel, ni «De La Guerre» de Clauzewitz, ni «Le Viol des Foules» de Serge Tchakhotine, mais «Le Gouvernement des Grandes Organisations» de Pasdermadjian, publié en 1947 par les Presses universitaires de France, livre injustement oublié, bien qu'il explique, dans le détail, et encore mieux que les manuels de gestion d'inspiration anglo-saxonne, les grands principes qui permettent la réussite des organisations, et dont le premier est la qualité du leadership. En conclusion, ce livre, dont Boussouf avait rédigé un condensé à l'intention des cadres de son ministère, résume l'homme et le ressort de son action au profit de la réussite de la lutte de Libération nationale. Ce fut, d'abord et avant tout, un homme d'action indifférent aux calculs politiques et aux luttes pour le pouvoir, et dont la prééminence au sein du groupe des BBB, comme dans le GPRA, venait de sa sincérité et de son engagement comme de ses réalisations, et n'avait rien à voir avec l'image d'émule de Béria que certains veulent à tout prix lui coller. Il est inéluctable que la vérité sur cette personnalité hors du commun s'imposera, quelque vicieuses, injustes et injustifiées que soient les attaques post-mortem dirigées contre lui. Il restera un des grands hommes que ce pays aura vu naître et il méritera toujours la gratitude des générations d'Algériennes et d'Algériens pour la liberté et la dignité desquels il a tant contribué avec la collaboration loyale et désintéressée des hommes qui ont servi sous ses ordres. Et comme dit le fameux proverbe russe: «La vérité vaincra». |
|