|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Si l'expression n'avait autant été galvaudée, je serais tenté de dire que
l'Algérie est à la croisée des chemins. Pourtant, elle n'aura jamais été aussi
pertinente qu'aujourd'hui.
Il y a eu bien des circonstances dans lesquelles notre pays s'est trouvé devant des choix majeurs. Retenons-en quelques-unes. Avant l'indépendance, il y eu la controverse entre tenants du lancement immédiat de la lutte armée contre ceux qui prônaient la poursuite du combat politique sans exclure un recours futur aux armes. La première option a prévalu. Elle a certes triomphé puisque l'indépendance, but commun des adversaires de l'époque, a été arrachée. Toujours avant l'indépendance, il y a eu la lutte entre «politiques» et «militaires». Les premiers, Abane Ramdane en tête, dessinaient les contours d'un pays gouverné par des civils, en prise avec la modernité. Les autres ne l'entendaient pas de cette oreille et ont tranché la question de manière tragique en assassinant Abane Ramdane. Citons encore la décision du pouvoir de l'époque de légaliser la création du FIS en 1989 alors que la Constitution de l'époque aurait dû interdire cette initiative. Il y a une spécialité nouvelle dans l'étude de l'Histoire, moins burlesque qu'il n'y paraît. Elle s'appelle l'uchronie. Elle consiste à refaire l'Histoire en changeant un élément du passé. Cette spécialité est nouvelle en Europe mais elle a un long passé en Algérie. Notre peuple a toujours pratiqué l'uchronie comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, c'est-à-dire sans le savoir. Il est passé maître dans l'exercice qui consiste à dire «Ah si seulement Chadli avait respecté la Constitution, on n'en serait pas là», ou encore «Ah si Bouteflika n'avait pas rempilé pour un troisième mandat?» ou «Ah si Abane n'avait pas été assassiné»? En fait, nous n'arrivons pas à prendre notre parti des événements du passé en les dépassant et en les intégrant à notre vision de l'avenir. C'est comme si nous étions lestés par eux. Comme ils sont objectivement impossibles à modifier autrement que de manière virtuelle, nous continuons de les percevoir comme des obstacles actuels à tout changement, à tout progrès. C'est ainsi qu'à fleuri et prospéré le discours général sur la fatalité du délitement de l'Algérie. «C'était mieux avant», toujours avant, continuons-nous de répéter dans une sorte de jouissance morbide. Ainsi nous complaisons-nous à décrire le sort funeste qui attend l'Algérie, que nous rivalisons d'imagination pour dire la cruauté des jours à venir, sans que nous songions le moins du monde à chercher un moyen de stopper la machine infernale. C'est comme si nous avions délibérément choisi d'abandonner le contrôle et de nous cantonner dans un rôle de spectateurs d'une tragédie annoncée. Peut-être finira-t-elle par se produire ? Ce serait l'aboutissement logique d'une prophétie auto réalisatrice, dans un schéma classique. Cela commence par l'annonce d'un drame, rythmée par les événements quotidiens qui donnent corps à cette prophétie. Le drame se précise d'autant plus que la population qu'il toucherait choisit en quelque sorte de s'abandonner à lui, perçu comme un destin irrémédiable. Je songe aux multiples immolations par le feu égrenées par la presse depuis quelques années. Je songe aux harraga dévorés par les flots dans une traversée sans issue vers un impossible ailleurs. L'Algérie est taraudée par la tentation du suicide et celle d'échapper à elle-même. Cette tentation s'alimente de la haine de soi qui nous caractérise et qui structure les rapports sociaux faits de méfiance spontanée et de rejet instinctif. Rien ne se fera si on continue de refuser cette part sombre de nous-mêmes. Rien ne sera possible si nous n'identifions pas correctement les racines de la violence, l'instinct de mort, et l'atonie, voire l'anomie, l'absence de règles communes consenties, la peur de vivre, de créer, la peur d'avoir à assumer notre devenir, la peur? de la peur ! Il y a eu la colonisation bien sûr. Nous avons été durant 132 ans condamnés à un quasi esclavage, relégués à la périphérie des villes, massacrés par millions. Nous avons été dépossédés de nos langues, de nos coutumes, de nos habitudes. Tout cela s'est fait de manière industrielle sur une entité confuse, indiscernable, un agglomérat dépourvu de toute individuation, nous ! Au sortir de la guerre de libération, nous n'avons pas pu honorer nos morts, jetés dans des fosses communes, privés de sépultures, absents en somme. Le Pouvoir de l'époque nous a immédiatement contraints au silence, drôle d'avatar pour une libération ! Ce silence a duré des décennies, des décennies de mensonges, de corruption, de gabegie, au cours desquelles nous avons eu tout loisir d'apprendre la débrouille et la ruse, nécessaires pour ramasser quelques miettes tombées de la table des prédateurs. Puis nous avons cru connaître une ère propice. Le Pouvoir chancelant a dû nous concéder quelques libertés, vite emportées dans le chaos sanglant qui a brutalement interrompu le rêve. Des dizaines de milliers de nos compatriotes ont été massacrés, sans que l'on sache pourquoi, sans que leur mort fasse sens, sans que nous puissions au moins utiliser cette tragédie pour nous forger un avenir. C'est ainsi que nous avons été le jouet d'éléments sur lesquels nous n'avons jamais vraiment eu de prise, avec le sentiment que ces éléments nous dépassaient. Nous avons fini par abdiquer notre rôle de citoyens que nous avons troqué contre celui de victimes expiatoires vouées à payer pour un crime inconnu. Il nous faut quitter cette logique mortifère qui consiste à égrener les jours qui nous séparent du cataclysme annoncé. Il nous faut nous ressaisir pour nous sauver et sauver notre patrie. Nous n'y parviendrons qu'au prix d'un examen de conscience collectif, d'une fière réaffirmation de nous-mêmes. Nous devons retrouver le chemin vers les autres, le sens de la communauté et en finir avec le temps du soupçon. Nous devons nous convaincre de notre capacité à prendre notre destin en main et signifier aux éventuels chefs de guerre et apprentis dictateurs qu'il leur faudra compter avec nous. Ecoutons Mohamed Dib? Quand la nuit se brise, Je porte ma tiédeur Sur les monts acérés Et me dévêts à la vue du matin Comme celle qui s'est levée Pour honorer la première eau ; Étrange est mon pays où tant De souffles se libèrent. Les oliviers s'agitent Alentour et moi je chante : Terre brûlée et noire. Mère fraternelle, Ton enfant ne restera pas seule Avec le temps qui griffe le cœur ; Entends ma voix Qui file dans les arbres Et fait mugir les bœufs. Ce matin d'été est arrivé Plus bas que le silence. Je me sens comme enceinte, Mère fraternelle. Les femmes dans leurs huttes Attendent mon cri. |
|