Le fait est hautement révélateur sur l'état de la culture dans la seconde
ville du pays : une librairie, il n'y a pas si longtemps très fréquentée par
les élites intellectuelles, vient de fermer. Il s'agit de la librairie
Bensmaïn, sise à la rue Larbi Ben M'hidi, dans le quartier de Miramar. Les
étagères de cette librairie, dont la devanture obligeait le passant à observer
au moins une petite halte pour lire les titres des livres exposés, ont cédé la
place à un autre produit moins noble : la chaussure. En effet, les riverains
ont dû remarquer, il y a quelques semaines, l'emballage du stock de livres dans
cette librairie. Certains ont cru à une simple entreprise de relookage du lieu.
Finalement, ils se sont rendus à l'évidence : une librairie cède la place à un
autre commerce plus lucratif. Autrement dit, une librairie qui disparaît du
paysage de ce quartier. Signalons que le gérant de la librairie a hérité
l'établissement de son père. Un homme extrêmement cultivé qui était versé de
son vivant dans l'orientalisme, selon Fouad Hakiki qui l'a un peu approché.
Pour nous signifier l'importance de cette librairie, notre interlocuteur nous
indiquera qu'elle était, à un moment donné, le principal fournisseur de la
bibliothèque Bedeau (Centre de documentation économique et sociale), passage
obligé pour tout étudiant universitaire méritant ce statut. Un autre nous dira
: «Il a introduit pleins d'écrivains de renommée mondiale à Oran». En tout cas,
avec le CCF (devenu Institut français), le CRIDISH, la Cinémathèque, cette
librairie participait à l'animation intellectuelle et culturelle de ce quartier
qu'on osait appeler le Saint-Germain d'Oran. Selon notre ami Dellaï Mohamed
Lamine, rencontré accidentellement sur Facebook, cette librairie a déménagé
vers le quartier Haï Essabah. Pour des raisons que nous ne cherchons pas à
élucider bien évidemment. Rien que ce déménagement pose la question de la
circulation du livre à Oran. En dehors de la librairie du Front de mer et d'une
autre récemment ouverte à Miramar, Oran, la seconde ville du pays, manque
terriblement de librairies. Même l'appellation a subi une forte dénaturation.
N'importe quel commerçant de cahiers et de CD s'octroie le nom de libraire. Or,
il s'agit d'un métier avec ses normes, ses règles et surtout une grande
connaissance du monde du livre. Ce qui n'est pas à la portée du premier venu.
Déjà, le réseau des librairies de la défunte Sned, cédées aux collectifs des
travailleurs, s'est considérablement réduit. Celle se trouvant à côté du siège
d'Air Algérie, à quelques mètres de la place 1er Novembre, a été vendue à un
particulier qui l'a transformée en café. Les exemples dans ce sens sont légion.
Par rapport à l'époque coloniale où la population oranaise était de quelques
dizaines de milliers de personnes, la régression est de l'ordre de
l'inimaginable. «Toutes les grandes maisons d'édition parisiennes avaient un
représentant sur place», nous signale un ancien Oranais. C'était le temps où la
culture coïncidait avec la lecture? et non avec un clavier d'ordinateur et une
connexion Internet.