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![]() ![]() ![]() Dette des pays du Sud : entre réforme morale et rupture décoloniale
par Henni Tewfik ![]() Tribune
inspirée des travaux de Joseph Stiglitz et de Salah Lakoues
Alors que le Rapport Jubilee dirigé par Joseph Stiglitz, commandé par le pape François avant son décès, propose une réforme éthique du système mondial d'endettement, l'analyse de Salah Lakoues, publiée dans Le Quotidien d'Oran, adopte une lecture radicalement décoloniale. Ces deux voix convergent dans leur dénonciation de l'asphyxie financière des pays du Sud, mais divergent profondément sur les remèdes à y apporter: réforme morale ou rupture politique Une dette qui tue La dette extérieure n'est plus un simple indicateur macroéconomique ; elle est devenue un instrument de domination structurelle. Dans plus de 50 pays en développement, une part écrasante des recettes fiscales est absorbée par le remboursement d'une dette contractée souvent dans des conditions iniques. Le continent africain, à lui seul, consacre plus de 74 milliards de dollars par an au service de cette dette, limitant dramatiquement sa capacité à investir dans la santé, l'éducation ou la transition énergétique. Le Rapport Jubilee, élaboré par une commission d'experts présidée par Joseph Stiglitz à la demande du Pape François, tire la sonnette d'alarme. Il met en cause un système mondial injuste où les flux financiers se retirent des pays pauvres en temps de crise, aggravant leur vulnérabilité. Il propose une réforme ambitieuse : création d'un tribunal international de la dette souveraine, restructuration équitable, agence publique mondiale de notation, et fin du sauvetage automatique des créanciers privés. Le système ou le symptôme ? Mais à cette perspective technico-morale, Salah Lakoues, dans une tribune incisive publiée en février 2024 dans Le Quotidien d'Oran, oppose une vision plus politique et radicale : la dette n'est pas seulement injuste, elle est coloniale. Selon lui, le système d'endettement post-indépendance n'a fait que prolonger les logiques de domination imposées par les puissances coloniales. Derrière la dette, il y a un projet : celui de maintenir les pays africains dans une position subalterne, leur ôtant toute autonomie budgétaire et les forçant à appliquer des politiques décidées à Washington, Paris ou Londres. Là où le Rapport Jubilee dénonce des mécanismes financiers dysfonctionnels, Lakoues dénonce une logique de prédation habillée de technocratie. Et de rappeler que la dette africaine a souvent servi à financer des projets imposés de l'extérieur, sans bénéfice réel pour les peuples concernés. Réformer ou rompre ? Il y a donc ici deux visions : Celle des réformateurs du système mondial, qui appellent à une plus grande équité, à une gestion morale de la finance, à une responsabilité partagée entre créanciers et débiteurs. Et celle des militants de la souveraineté économique, pour qui aucune réforme du système n'est possible sans rupture avec les fondements mêmes de l'ordre néocolonial actuel. Là où Stiglitz veut moraliser le capitalisme mondial, Lakoues appelle à une sortie concertée du piège, via une coopération Sud-Sud, une Union africaine affirmée, des institutions financières autonomes, et un désengagement progressif des institutions dominées par l'Occident. Une dette illégitime et écologique Le débat est d'autant plus pressant que la dette est aujourd'hui un obstacle à la transition climatique. Des pays comme le Mozambique ou le Pakistan, ravagés par les catastrophes naturelles, doivent malgré tout rembourser leur dette au détriment de leur reconstruction. Le Rapport Jubilee propose des mécanismes de « debt-for-nature swaps », où une partie de la dette est échangée contre des engagements environnementaux. Lakoues salue ce type d'innovation, à condition qu'elle respecte la souveraineté des États et ne se transforme pas en un nouvel outil de contrôle. Pour un mouvement global d'émancipation À la veille de l'Année jubilaire 2025, cette convergence entre la voix d'un prix Nobel d'économie et celle d'un intellectuel du Sud global montre que le débat sur la dette n'est plus économique : il est éthique, géopolitique, civilisationnel. Il ne suffit plus de parler de soulagement de la dette. Il faut un mouvement global d'émancipation financière, piloté par les peuples eux-mêmes, au nom de leur dignité, de leur souveraineté et de leur droit à exister hors des chaînes invisibles du crédit néocolonial. Comme l'écrivait Aimé Césaire : « La plus grande ruse du diable colonial fut de faire oublier qu'il était là. » Aujourd'hui, la dette est l'un de ses masques les plus redoutables. À nous de l'arracher, de le nommer, et de bâtir un nouveau contrat mondial, non pas de charité, mais de justice. |
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