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Djamel ou la «victime émissaire»

par Abdrahmane Moussaoui*

Après un hirak mal terminé, encore en attente, les ravages d'une pandémie mal gérée avec des hôpitaux en déshérence, des citoyens livrés à leur sort, errant comme des âmes en peine à la recherche de la dose d'oxygène salutaire pour un proche agonisant. Car, à la pénurie des médicaments et sous la pression du nombre de cas COVID, est venue s'ajouter celle de l'oxygène puis de l'eau, éléments vitaux s'il en fut. C'est dans ce décor apocalyptique qui a fait perdre espoir et repères à de larges couches de la société, que des incendies sans précédent éclatent en Kabylie, une des régions les plus boisées du pays. De nombreux villages seront dévastés et des milliers d'hectares ravagés.

L'impréparation de l'Etat et sa désorganisation vont aggraver une situation venue exacerber encore plus les tensions sociétales que le hirak avait déjà « actualisé » (au sens de mettre en acte). Les premières déclarations officielles ont pointé du doigt les mains criminelles à la solde d' ennemis du pays.

C'est dans de telles circonstances que le jeune Djamel Bensmaïl était venu à Larbaâ Nath Irathen, pour apporter son aide bénévole aux victimes de cette commune, une des plus touchées par les incendies qui sévissent depuis quelques jours dans la région. Cet humaniste et artiste originaire de la région de Miliana (Wilaya d'Aïn Defla) était loin d'imaginer qu'en arrivant ici, ce 9 aout 2021, les mains tendues vers son prochain, il allait connaitre le martyre, deux jours après, par certaines de ces mains qu'il croyait amies ; et qu'il était venu épauler.Les images abominables de son lynchage sous les yeux de policiers impuissants,diffusées en direct, vont être massivement partagées sur les réseaux sociaux, suscitant une vague d'indignation à travers tout le pays et au-delà.

Accusé d'avoir été l'un des pyromanes ayant embrasé la région, il sera poursuivi par un groupe de personnes et arraché aux mains de la police auprès de laquelle, il serait parti se réfugier selon certaines versions ou qui l'aurait arrêté selon d'autres. La suite est une scène atroce et abominable, une danse macabre, autour d'un corps poignardé, mis à terre, traîné, piétiné, brûlé et décapité, sous les cris de vengeance où se mêlent insultes racistes, admonestations et semonces à l?adresse de ceux que l'infortuné Djamel incarnerait.

Il ne s'agit pas ici de statuer sur la nature juridique d'un tel fait, ni d'en instruire le procès. Il faut du temps, beaucoup de temps pour asseoir la vérité dans une affaire où les fils des mobiles et des motivations s'entremêlent frappant de suspicion toutes les versions jusque-là avancées. Quelle qu'en soit la source ! Qu'un tel acte criminel ait été commandité, manipulé ou la conséquence d'un dérapage mal contrôlé, le fait demeure là, têtu. Il y a eu mort d'homme dans des circonstances et de manière si abominables que cela interpelle et pose la question du sens à la fois politique, éthique et anthropologique d'un tel acte.

La mort et la violence extrême

L'acte a choqué et sidéré, notamment en raison de sa cruauté qui est allée au-delà de l'habituel. De pareils actes sont catégorisés dans les approches anthropologiques de la violence comme relevant de la violence extrême, laquelle ne relève pas du seul aspect quantitatif. Plus que la destruction de masse, comme c'est le cas lors des guerres, c'est la nature même de l?acte qui est ainsi qualifiée. Ce dernier relève de la violence extrême eu égard à son inanité, sa gratuité, son degré de cruauté et surtout en tant que transgression des règles et normes partagées.

Agression physique et transgression outrancière d'une éthique partagée, la violence extrême est un excès qui atteint ce point invisible ou imprévisible, en bafouant l'ordre éthique et conventionnel. Elle va au-delà du connu et de l'imaginable, dépassant une limite se situant elle même au-delà des limites connues et communément admises comme impossibles à franchir.

Ce faisant, une telle violence dite extrême, démesurée et accompagnée d'un traitement cruel, froid et gratuit ( dépeçage, brûlure, et autres mutilations) oblitère le sens et les logiques de l'acte lui-même ; tant son « esthétique de réception » (H. J. Jauss) demeure limité au groupe restreint qui l?exécute selon des constructions d'univers de sens informés par des contextes historiques bien déterminées.

L'acte par sa singularité suggère une sortie de l'humanité de l' auteur et de sa victime. Désensibilisé, l'auteur est déshumanisé par son forfait ; dans le même mouvement rendant possible un tel acte, il exclue également sa victime de l'humanité. A ses yeux, elle est chosifiée, animalisée, en tous cas déréalisée. En anéantissant sa victime, le bourreau (ici un collectif) croit ainsi procéder à une affirmation démonstrative de sa surpuissance.

Parce qu'inexplicables, pareilles violences sont souvent rangées dans le registre de la folie ; et qualifiées d'actes « barbares » ou « monstrueux » ; cependant comme l'écrit J Semelin : « Les deux faces de la violence extrême, sa rationalité et sa démence, ne peuvent se penser l'une sans l'autre. Et rien ne sert de dénoncer la sauvagerie des tueurs en omettant de s'interroger sur leurs buts »1. Ici, le corps de Djamel, subsume celui de l'Autre dont on voudrait se distinguer pour préserver une supposée pureté originelle.

La scène du crime

La scène horrible de ce crime, des milliers de fois postée et vue sous tous les angles, ce qui par ailleurs, selon la sûreté de l'Etat, aurait permis d'appréhender une partie des coupables, cette scène donc mérite une analyse exhaustive qui ne peut être menée ici pour des raisons de temps et d'espace.

En effet, il faut du temps pour documenter finement cette scène et reconstituer ses tenants et aboutissants avec un maximum de prudence et d'objectivité. Les approximations et les informations contradictoires provenant de sources, ni toujours fiables, ni nécessairement neutres, peuvent induire en erreur. La victime a été arrêtée par la police ou s'y est -rendue de son propre chef et de plein gré ? pour se protéger ?de qui ? de quoi ?. Qui a exposé Djamel à la vindicte en le proclamant incendiaire et pour quelle raison ? Est-ce la police qui a livré (de gré ou de force ?) la victime à ceux qui avaient réussi (comment ?) à envahir massivement le commissariat de police ? Djamel Bensmaïl n'aurait pas été le seul suspecté de pyromanie, deux autres personnes ont été également évoquées. De qui s'agit-il ? que sont -elles devenues ? autant de questions qui nécessitent du temps et du recul pour bien documenter un fait aussi grave.

Il faut également de l'espace pour restituer une « thick description » (une description dense au sens de Geertz) seule à même de permettre la lecture et le déchiffrement du feuilleté de ses multiples sens. A commencer par l'ampleur et la vitesse de propagation de la scène !Au moment de la perpétuation du forfait, des personnes y participent en filmant et en diffusant en direct le images. Certains prennent des selfies avec le corps supplicié. De telles réactions et interactions sont-elles spontanées, inspirés ou commandées ? Entre Triomphalisme et dénonciation, certaines attitudes pathologiquement jouissives doivent être sérieusement prises en compte.

Croire et faire croire, avec autant de spontanéité et de facilité, qu'un ennemi est constamment embusqué parmi nous et à nos frontières pour ourdir les plus diaboliques desseins, est un fait qui nécessite également examen.

En attendant une analyse plus conséquente, je me contenterais ici d'une première lecture en me fondant sur l'essentiel des « motifs » (au sens textile) qui ressortent et s'imposent comme des faits tangibles et irrécusables.

Appréciations liminaires

Comment cette foule a-t-elle pu accomplir un acte, aussi abjecte que barbare ? Frapper, traîner, lyncher, mutiler et brûler sans que des voix suffisamment nombreuses ne se soient élevées dans la foule pour appeler à la retenue et éviter le drame demeure incompréhensible Comment a-t-on pu perpétrer un sacrilège extrême s'il en fut ? Comment a-t-on pu spectaculariser une telle monstruosité en photographiant, en filmant et en prenant des selfies avec une allégresse troublante ? L'inhumanité dont ont fait montre les auteurs de cette ahurissante tragédie interpelle à plus d'un titre. Dans cette foule hystérique aucune voix dissonante pour appeler au calme comme il arrive fréquemment dans les situations de conflits, même les plus violents. Au contraire, ici on entend de temps à autre des voix appeler à plus de cruauté encore. L'acte est commis par un groupe de jeunes citoyens de la commune de Larba' Nath Irathen (Wilaya de Tizi Ouzou) sur un jeune homme de trente cinq ans originaire de la ville de Miliana(wilaya de Ain Defla), distante de 230 km environ.

Le fourgon de la police où se trouve la future victime est attaqué et envahi par une foule qui arrive à prendre possession du véhicule de la sureté, de frapper et poignarder la victime, avant de trainer le corps en dehors du véhicule pour l?amener à une place publique et le supplicier.

Frappé à mort par un groupe de jeunes hommes (et quelques femmes) hystériques, sa dépouille sera piétinée, brûlée et décapitée sous les acclamations vindicatives. Le tout est ostensiblement filmé et diffusé devant les yeux de policiers, manifestement impuissants, à le soustraire aux sévices que lui inflige une foule en furie.

Les manières de donner la mort et l'ordre de leur succession, nous édifient sur le processus par lequel on passe du même à l'autre. Les gestes d'humiliation décrits après par ceux qui ont été arrêtés sont assez significatifs. Tombé à terre, Djamel incarnera ce rival et à ce titre sera piétiné, rabaissé... au niveau des pieds .Lun des suspects dit l?avoir giflé, un geste infligé à l'adversaire que l'on considère indigne de combattre ; et qu'on se contente de battre.

Accusé à tort par ses tortionnaires, d'être l'un des criminels incendiaires de la région, en écho aux accusations énoncées par plusieurs responsables politiques, il sera brûlé dans un ultime geste d'anéantissement total. Au-delà d'une pensée mimétique qui châtie le supposé criminel en usant de sa propre arme, immoler par le feu est l'acte purificateur par excellence. C'est par le feu que l'on se purifie du mal . Ici, le sacrifice prend la figure d'un holocauste, car impliquant tout un collectif sensé représenter toute la communauté originaire de la Kabylie, qui se débarrasse ainsi, dans un meurtre sacrificiel, de la partie indésirable de soi.

Dans le sacrifice, on se débarrasse d'un animal auquel on s'est attaché, qui a partagé et ingéré la même nourriture ; et de ce fait est devenue un peu nous ; tout en demeurant... un animal. C'est ce statut d'animal conféré à la victime qui peut expliquer les conduites barbares du groupe qui s'acharne sur un corps en le piétinant, en le brûlant, en le décapitant et en le dépeçant.

Méprisée et déconsidérée d'abord, avilie ensuite, la victime est progressivement mise à distance, pour finir par devenir une altérité radicale. Djamel Bensmail était passé du plus proche au plus lointain incarnant l'Autre aux yeux de ses bourreaux. Il avait, précise l'un d'eux, une voiture immatriculé 48, de la Wilaya d'Ain defla, cela le situait déjà comme un étranger à la région, un étranger structural. Son teint et sa langue arabe ont probablement souligné davantage son altérité relative. Ainsi était-il devenu aux yeux de ses tortionnaires, la victime idéale, celle dont le sacrifice externalisera le mal.

Au-delà de son individu supposément pyromane, au-delà de son corps, il finit par incarner le corps d'une « communauté imaginée », d'un « ennemi monumental », ici l'Arabe, dont il faut s'en purifier. C'est l'intégrité du corps social et sa pureté que le bourreau « croit » défendre en recourant à une exérèse qu'il estime salvatrice.

Traîner un corps sur deux cents mètres environ , pour le supplicier au pied de la statue de l'un des pères de la révolution, assassiné par ses frères d'armes et tardivement réhabilité, ne peut être un acte fortuit. Il convoque l'histoire et invite à une relecture du récit national dont la guerre de libération est un haut lieu de fondation. L'acte sonne comme une revanche, voire une vengeance posthume des héritiers de celui mort pour avoir défendu une république civile et non militaire, un slogan réactivé lors du hirak et désormais au centre des enjeux actuels

Le hirak en arrière-fond

J'ai évoqué au début le contexte dans lequel se déroule une telle tragédie ; car il est incontournable pour éclairer quelques aspects de ce drame. Pendant le hirak, nous avons vu s'opposer deux courants, l'un prônant l'arabité de l'Algérie et l'autre soutenant son amazighité. Au tour de ces deux postures vont se cristalliser des haines archivées que les discours des acteurs politiques ont pu actualiser à cette occasion. Parmi les expressions stigmatisantes ayant vu le jour lors des manifestations du hirak, il y a celle de zouaves. Elle visait ceux qui remettent en cause le récit national, notamment sur la question de l'appartenance exclusivement arabe ; et sur la référence exclusive à l'islam comme cadre de référence.

Dans les faits, les laudateurs d'une identité fondée sur l'appartenance au monde arabe et à la religion musulmane, qualifieront de zouaves les militants berbéristes (et à ceux qui les soutiennent) qui n'ont cessé de revendiquer la reconnaissance de leur langue et de leur culture. C'est le stigmate choisi par les adeptes du slogan Novembrya Badissia ; un slogan forgé en référence au 1er novembre, date du déclenchement de la guerre de libération nationale et à Ibn Badis, chef de file du réformisme musulman devenu peu à peu un constituant de l'idéologie nationale.

Pour le discours officiel et ses adeptes, ne pas s'y reconnaître dans ces « constantes de la nation », c'est se situer en dehors et en opposition à ce qui fonde l'Algérie. C'est incarner le zouave qui naguère avait servi dans les rangs de l?ennemi. Avec une telle expression l?opprobre est jetée sur une région, la Kabylie, qui pourtant a payé le prix le plus fort pour la libération du pays.. Est-ce utile de rappeler ici son rôle durant la guerre de libération nationale et l'importance en nombre et en faits de l'engagement dans cette région. En voulant l'opposer à l'Islam, on oublie que ce dernier fut un galvaniseur lors de cette guerre de libération, pour tous et indépendamment de toute appartenance ethnique. Doit on rappeler le rôle joué dans la propagation de l'Islam par des figures comme celle d'al Fodhil al Warthilani. Originaire de la petite Kabylie, il portera l'étendard de la da`wa jusqu'au Yémen.

A ce stigmate brandi par les thuriféraires de l'arabité , va répondre une glorification exacerbée de l'appartenance amazighe et une dévalorisation de l'arabe en tant qu'ethnie, langue et histoire. L'expression «les arabes des animaux», entendue lors de ce bal macabre en fait partie, tout comme celle ayant déjà été utilisée ailleurs et qualifiant les Arabes de «rats du désert». Certains, parmi les plus extrémistes, n'hésitent pas à se réclamer de postures idéologiques suprématistes et racialistes. Ainsi par opposition et en résonnance à l'arabité, se propagera la notion d'amazighité. Celle-ci renvoie à des réalités ethnico-linguistiques mobilisées dans une construction identitaire , selon une certaine « auto-compréhension ».

L'amazighité revendiquée possède des frontières mouvantes, épousant le plus souvent celles de la région de la Kabylie, de la grande Kabylie ; tandis que d'autres fois, par un jeu constructiviste , elles peuvent englober d'autres régions et groupes de populations. Les Aures et les Chaouis, Le Hoggar et les Touaregs, Le M'zab et les Mozabites peuvent également y être inclus plus fréquemment que les régions du sud-ouest qui englobent toute la partie Ouest du Sahara algérien : les Chleuhs de la région de la Saoura (Igli, et les ksours du Nord), les Zénètes du Gourara, La région de Tabelbala.Quoi qu'il en soit, cela finit par tracer des frontières sur des bases primordialistes qui vont souvent servir de cadres aux actes et discours politiques des uns et des autres.

Toutefois, aux yeux des protagonistes extrêmes et quand les tensions s?exacerbent, les frontières de l'amazighité rétrécissent pour ne circonscrire que la seule région de la Kabylie et les seuls locuteurs de taqbaylit. Ni les chaouias, ni les chleuhs, ni les Mozabites, tous encore les Touaregs ne sont plus concernés même si les uns et les autres parlent des idiomes berbères.

Ces affrontements basées sur une polarisation ethnique relevant du pré-politique sont en contradiction avec la conception contractuelle de la nation qui suppose des individus ayant fait le libre choix d'adhérer à un même projet en partageant en commun des intérêts, mais aussi des droits et des devoirs.

C'est sur un tel arrière-fond, sans doute, que le défunt Djamel sera « choisi ». Il revêt aux yeux de ses bourreaux les caractéristiques qui l'excluent du « nous » et en font une « victime emblématique ».

Même si, quelques heures à peine de la diffusion de la vidéo de son lynchage, d'autres seront postées par des habitant de Miliana, dressant cette fois-ci un autre portrait de la victime ; un portrait qui dépasse la frontière étriquée du nous et du eux. Originaire de Miliana, bénévole et militant des droits de l'homme, Djamel était venu en Kabylie apporter son aide face au désastre causé par les incendies. On découvrira alors le militant, le peintre, le musicien et l'amoureux de la nature, autant de langues universelles qui permettent de communiquer aux delà des frontières étriquées des communautarismes garrottées. Tout en Djamel, exhalait l'universel et le cosmopolite, ses tenues, ses couvre chefs, jusqu'à son nom d'artiste. Jimmy chantait tous les styles répertoriés par son blog et rappelés par ses proches. Gorgée d'universalisme la figure de Djamel s'est avérée emblématiquement irréductible aux localismes auxquels voulaient l'assigner ses bourreaux. Mais, nous le savons, la violence est d'abord « un entrechoc de deux cadres, ou d'un cadre et d'un être cadré »2

Ordres et désordres

Le sens et la symbolique des lieux (cour de commissariat, véhicule de police, place Abane Ramdane) où l'acte fut perpétré doivent également retenir l'attention. L'impuissance des pouvoirs publics et l'inconsidération manifeste de leur autorité renvoient au rapport à l'Etat et à sa légitimité aux yeux des citoyens en général et particulièrement de ceux se revendiquant de la cause berbère. L'épisode du « printemps noir », notamment, a sans doute laissé des traces dans la mémoire des uns et des autres. Le fantôme du jeune Masinissa Guermah, mortellement blessé par balles dans les locaux de la gendarmerie de Béni Douala (Tizi Ouzou), a pu hanter et attiser la haine des uns et inhiber l'action protectrice des autres.

La cruauté de la scène perpétrée au vu et au su de l'Etat , ici représenté par la police, souligne cependant l'incapacité des pouvoirs publics à assumer la principale fonction régalienne : le monopole de la violence publique qui caractérise l'Etat selon M Weber.

Elle révèle également la perte de l'autorité de l'Etat (hibat ad-dawla) qui ne suscite plus, à aucun de ses échelons, ni respect ni crainte. Le rôle de gardien et responsable de la sécurité de tous lui est violement contesté. En soustrayant à sa puissance un citoyen sous les cris de « Pouvoir assassin » ; et en l'exécutant publiquement, de la manière la plus abjecte, et en diffusant ce forfait largement sur les réseaux sociaux les auteurs disqualifient l'Etat.

Opposer à l'ordre sociétal, un présupposé ordre local ou communautaire, récuser toutes les institutions présentes, repousser la police, la justice et les institutions de l'Etat dans la marge, pour se faire « justice » soi-même selon les lois les plus archaïques, est incontestablement une négation des règles et valeurs de l?être ensemble. Une telle scène témoigne d'une régression certaine dans la construction du sentiment d'appartenance nationale et d'une anomie en acte.

S'ériger en justicier en dehors des cadres institutionnels c'est à la fois un défi et un déni à l'endroit des institutions, de toutes les institutions. Cela advient souvent quand les pouvoirs s'imposent en dehors de toute légitimité reconnue et symboliquement admise. Cela montre également combien l'hybridité des références et l'ambigüité, quelquefois sciemment entretenue par les discours les plus officiels, finissent-elles par brouiller les repères et induire les conduites les plus exécrables.

Hier, on avait ouvert la boite à Pandore en croyant mobiliser les arouchs et leur djemaa, parallèlement à la justice de l'Etat, et quelquefois même avec une précellence sur cette dernière. Cela a incontestablement dévoyé l'une et l'autre institution. Aujourd'hui, on a minimisé, avec désinvolture, l'impact de la symbolique du choix électoral et de la légitimité relative qu'il peut octroyer.

Un imaginaire mortifère

Les participants (actifs et spectateurs)à ce lynchage sont tous des jeunes de la génération post 1990. Parmi les 92 premiers suspects arrêtés, il y a un enseignant et une infirmière, Autrement dit, les auteurs de ce crime n'appartiennent pas à la marge de la société mais font bel et bien partie du centre. Instruits et souvent actifs, ils nous signalent un fait alarmant. Nous sommes devant une nouvelle génération (au sens de K Mannheim), produit d'une séquence historique où la mort violente est demeurée archivée dans un imaginaire partagé, prête à se manifester à la première erreur ou maladresse.

Depuis le séisme de la décennie meurtrière des années 1990 et dont les répliques continuent encore à se manifester de temps à autre, la mort brutale et précoce est banalisée, la mort de soi comme celle de l'autre

La politique de réconciliation qui avait été initiée pour sortir du cycle infernal de la violence, a fini quelquefois par glorifier cet acte, brouillant ainsi le système d'encodage à la base de toute mémorisation. Les bourreaux et les victimes n'ont pas mémorisé de la même manière ce que les uns ont vécu et les autres ont subi. Le bourreau a pu se croire en droit d'avoir tué et que son amnistié parce qu'on a reconnu son droit à l'avoir fait. La victime est restée sur sa soif de justice qui a pu aussi se transformer en un violent désir de vengeance différée. Ainsi cette potentialité de la mort violente qui couve, les jeunes n'hésitent pas à l'affronter, le cas échéant en rêvant d'un monde meilleur ici bas ( cas des harragas) ou dans l?au-delà pour ceux qui continuent à rêver de jihâd.

Donner la mort et se donner à la mort font désormais partie d'un imaginaire partagé qui, en ce mois d'août, s'est manifesté de la manière la plus abjecte. Chacun des présents à ce lynchage a tué un homme. Le corps de Djamel est devenu pluriel et les images diffusées ont démultiplié le meurtre l'érigeant en meurtre monumental .

L'acte est venu détruire et consumer toutes les illusions et les fragiles mais violentes espérances de voir la société enfin s'unir et se réunir. Car cet élan de l'ensemble du pays au secours d'une de ses régions, était d'abord un acte conjuratoire d'un mal imminent, qui lézarde le pays à son corps défendant. Il est désormais impératif et urgent de se remettre à l?ouvrage pour retisser les liens et reconstruire en s'accommodant de cet irréparable.

Notes

1- Sémelin Jacques (s/d.), Rationalités de la violence extrême, Critique internationale, vol. 6. 2000. Rationalités de la violence extrême..

2- D Sibony, Violence. Traversées, ed. du Seuil, 1998, p. 26

*Professeur en anthropologie à Lyon 2