Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

L'Algérie veut instaurer la fiche F ?

par Sid Lakhdar Boumédiene*

L'annonce est stupéfiante et ne serait pas prise au sérieux si l'habitude ne nous en avait pas été donnée. Le ministre de l'économie algérien veut recenser les «fortunes» algériennes. À priori rien d'extraordinaire si on ne prête pas attention avec sérieux à une telle démarche, dangereuse, injustifiée et inefficace. Après la fiche S en France, voilà la fiche F pour l'Algérie ?

Je laisserai de côté le fond de ma pensée car sur les réseaux sociaux, elle est violente, tranchée et sans embarras. Une telle manœuvre est grossière et a pour but de dissimuler une colossale imposture. Essayons donc, pour une fois, de garder une sérénité qui aboutisse à une publication devant un lectorat d'un grand quotidien.

Quel est l'intérêt d'un tel recensement ? Commençons par une remarque préliminaire de principe avant de répondre car une telle affaire doit être étudiée dans tous les recoins des problèmes qu'elle soulève.

Cette remarque consiste à poser la question de la définition de ce que serait une « fortune », le ministre ne semble pas en donner une et, surtout, à partir de quelle évaluation la qualifier ainsi ?

Rien de plus instable sur le plan sémantique car pour un travailleur salarié, un simple véhicule devient une fortune. Nous sommes là confrontés au gigantesque problème d'une notion explosive lorsqu'elle est jetée en pâture au public. Pour la sérénité sociale, j'ai déjà vu plus intelligent et plus discret. La délation, le soulagement de conscience en dénonçant « l'autre », la jalousie et tout le reste feront leur effet, dans une société où les fortunes des uns se sont crées au niveau de la frustration des autres.

Il est trop tard maintenant pour prendre cette voie, il faut s'en tenir strictement à un projet politique des démocrates, encadré par des dispositions du droit qui doivent se charger de ce sujet. Laisser le ressentiment populaire s'exprimer sans filtre ni pédagogie du droit, c'est la meilleure manière de faire sombrer la population dans le chaos sans rendre la justice avec efficacité.

Recenser les fortunes, c'est comme faire porter une étoile jaune à certains, d'ailleurs arbitrairement désignés car il faut un régime démocratique puissant et des règles de droit solides pour pouvoir ficher des individus, une information qui finit toujours par être connue par le grand public.

Venons-en maintenant au fond de la question. On partirait de la mission première du ministre de l'économie pour tenter d'exprimer deux justifications à une telle initiative, je n'en vois pas d'autres. La première serait de remettre à plat la base fiscale dissimulée et permettre non seulement de lourdes amendes mais, éventuellement, une réquisition des fortunes mal acquises suivie d'une poursuite pénale.

Mais alors, nous rétorquerons au ministre qu'il est, avec ses prédécesseurs, le dépositaire des fichiers portant état des déclarations des citoyens Algériens et donc de leurs fortunes. C'est tout de même incroyable qu'il faille recenser les fortunes alors qu'elles sont portées, normalement, dans toutes les déclarations notariales et fiscales. Le ministre nous avouerait ainsi qu'il n'en est rien depuis des décennies quant à leur contrôle fiscal ?

N'importe quel Algérien se rendait bien compte de la différence entre un bus bondé du matin et une voiture particulière au prix de trois siècles d'honnête labeur de chacun des citoyens dans ce bus. Il y a très longtemps qu'ils savent que les demeures et les déplacements de certains Algériens à l'étranger sont d'un niveau financier stratosphérique. Personne ne parle d'illégalité, pour le moment, mais d'une simple constatation visuelle, attestée par une intelligence des plus basiques. Alors, vouloir mettre en place un fichier des fortunes me semble aussi délirant que si un Président d'une république bananière se levait un bon matin pour demander une enquête nationale afin de se rendre compte si la corruption existe.

Passons à la seconde justification qui pourrait expliquer la mise en place d'un fichier F, en Algérie et en ce moment. Elle consisterait à revenir sur la mission du ministre de l'économie, celle de favoriser les synergies et renforcer les efficiences des citoyens fortunés, au bénéfice de toute la société.

Un peu comme le Président Macron voulait renforcer la solidité des « premiers de cordée » pour entraîner tous les autres. Nous le savons, la théorie du ruissellement n'a jamais été prouvée, bien au contraire, rien ne ruisselle et tout s'agglomère et se surmultiplie au niveau supérieur.

Et puis, monsieur le ministre ne sait peut-être pas mais la dynamique du groupe des fortunés est déjà en place depuis très longtemps. Ils vivent et se marient entre eux, fréquentent les mêmes endroits clos de villégiature, voyagent et se distraient dans les mêmes destinations, leurs enfants fréquentant les mêmes universités et lieux de distractions à l'étranger.

À qui et à quoi servirait donc un recensement des fortunés, comme on marquerait les bêtes d'un troupeau ? Il est bien tard pour nous convaincre d'une quelconque sincérité et efficacité d'un tel dispositif. S'aventurer dans une démarche de « marquage » n'aurait pour but que de dissimuler une évidente catastrophe nationale. Ce n'est pas tout car nous savons qu'une très lourde part des grosses fortunes a émigré à l'étranger ou a été blanchie dans un réseau national à apparence légale. Il ne reste en Algérie, en proportion, que leurs couscoussières à recenser.

Au final, il existerait pourtant une seule démarche qui pourrait au moins rendre ce recensement crédible, à défaut de lui trouver un intérêt. C'est que monsieur le ministre milite pour que son gouvernement adhère à l'accord international d'échange automatique des données bancaires, signé par une centaine de pays dont j'invite le lecteur à consulter la liste.

Cette possibilité d'obtenir des données bancaires sur les avoirs des résidents nationaux à l'étranger existe depuis très longtemps mais n'avait jamais été efficace tant les blocages administratifs, politiques et judiciaires étaient puissants. Le terme « automatique », dans l'accord du texte récent, change tout car si le ministre des finances souhaitait les connaître, il le pourrait. Son recensement, par ce biais, serait bien plus facile et efficace en temps et en performances.

Pour ma part, je ne suis pas résident en Algérie mais je peux lui communiquer mes données bancaires et fiscales. Je ne crois cependant pas pouvoir décrocher le sésame de la fiche F, très au-delà de mes possibilités. Mince alors !

*Enseignant