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La fabrique des lâchetés

par Brahim Chahed

«La valeur est une vertu placée entre deux vices extrêmes : la lâcheté et la témérité». Miguel de Cervantès, Don Quichotte, II, 17 (1605)

Que feriez-vous par amour, par gentillesse ou par politesse ?

Que feriez-vous par devoir, par intérêt ou encore par peur ou par lâcheté ? L'homme peut se demander s'il est un bon père, un bon mari ou un bon ami, mais il se questionne, rarement, s'il est bon pour ses semblables et ne se demande, pratiquement, jamais qu'est-il prêt à faire par conviction.

Il est vrai, nous sommes loin des mouvements philosophiques et idéologiques d'antan, où les individus comme les groupes pouvaient épouser des revendications qui paraîtraient risibles pour d'autres. Les mouvements parcellaires, ici et là, des indignés, des femens, des droits civiques, des écologistes et surtout des étudiants (sans oublier les Gilets jaunes, actualité oblige) restent loin d'atteindre la dimension significative pour changer les choses durablement.

Nous sommes, aussi, loin (géographiquement et culturellement) des prises de position courageuses qui ont conduit des responsables de premier plan à rendre le tablier pour préserver leurs convictions : Nicolas Hulot, ministre de l'Ecologie et Pierre de Villiers, chef d'état-major en France ; Nikos Kotzias, ministre grecque des Affaires étrangères ou encore, très récemment, Jim Matthis, secrétaire américain à la Défense. Je reste convaincu que de milliers d'anonymes ont fait de même pour préserver leur liberté, mais cela reste apparemment insuffisant, cela reste, malheureusement, exception.

On réunit aujourd'hui les conditions d'une régression sociale irréversible et les conditions d'une renaissance, au prix de notre capacité à inventer de nouveaux modes d'intégration de l'individu dans l'ordre social, pour contrecarrer l'individualisme ambiant qui donne naissance, tout au plus, à de micro-réseaux fondés sur le clientélisme.

On est face à une machine qui alimente doute et suspicion, qui, au lieu de valoriser, minimise et rabaisse. A force d'habitude, malheureusement, nous nous voyons rassurés, nous nous sentons sécurisés par ces rites qui nous prédestinent, finalement, à courber l'échine et nous conduisent à renoncer à notre libre arbitre.

On continue à mettre les individus dans un moule, à les obliger à se résigner à la médiocrité au lieu de revendiquer l'amélioration. A force, nous façonnons le prototype de l'individu rouage qui n'a pas d'avis, qui ne prend pas parti, qui ne juge pas, l'individu au degré zéro d'engagement. Une sorte de jouisseur sans foi ni loi.

Cela engendre un individu à la fois sur-socialisé et désocialisé, coupé aussi bien de tout lien personnel que social. Un individu libre mais contraint. Un individu ayant renoncé à exercer une vie pleinement humaine, sans pensée, sans volonté. Sans idéal et sans valeur. Un individu qui n'a que faire de sa liberté, qui la marchande suivant les modes du moment et selon les intérêts du moment. Un individu inconsistant, manipulable et influençable à souhait. La lâcheté que l'on prône est intégrale, adoptée en chœur, sans élégance et sans dignité, comme norme par massification, lit de confort et d'attrition.

Une fois notre renoncement à la dignité consommé, on est de suite invité à rentrer en faveur avec tellement de bienveillance que l'on éprouve, déjà, de la honte. Alors, commence notre ascension sur l'échelle des honneurs et des dignités dont le prix, étonnamment, n'est autre que l'abaissement.

Suffisance, veulerie, complaisance et servilité, le tout enduit de mauvaise foi pour justifier la banalisation de la lâcheté, faire semblant de ne pas être libre, de ne pas être responsable, alors qu'on l'est, libre et responsable.

La peur n'empêche en rien la bravoure, l'intérêt ne justifie en rien la lâcheté. Avoir peur est une réaction normale, se retrancher et fuir est condamnable. Avoir peur ne fait pas honte, nous pouvons toujours choisir d'être téméraire. Avoir peur n'est pas lâcheté en soi, ne pas la surmonter découle d'un un manque de courage.

Le courage est un sentiment noble qui débouche sur un acte délibéré, un choix raisonné, assumé et personnel. Un moteur puissant d'évolution et d'élévation. Il n'y a pas d'élévation possible sans courage, sans libre arbitre et sans prise de risque.

Max Weber comme Friedrich Nietzsche et, avant eux, Ibn Khaldoun, soutenaient que les conditions de vie favorisaient ou entravaient le développement de certaines qualités, certains comportements et, en général, déterminaient le degré d'engagement et de conscience. Les individus sous environnement «normal» sont conduits par leur propre courage ou par leur propre lâcheté ; la lâcheté n'y est pas cultivée, encouragée et plébiscitée. Soyons attentifs à ne pas favoriser l'option de la lâcheté aux dépens du courage. Gardons-nous de la négation de l'opinion. Préservons-nous de l'absence d'idéal. Le sujet est primordial, c'est une condition préalable pour toute ascension dans l'échelle des valeurs et des responsabilités. Le courage doit être recherché, soumis, continuellement, à test et valorisé de la meilleure des manières.

La somme des courages individuels est la meilleure garantie de l'édification d'une société durablement harmonieuse.

J'ai longtemps cru qu'il appartenait à l'élite de conduire le peuple vers son destin, de lui dicter les contours de la société vers laquelle il tend, de lui imposer, si nécessaire, le types de productions sociales à adopter et ceux à rejeter.

Faux !

C'est au peuple de choisir son destin, sa façon de penser et de vivre, de choisir l'option du courage au lieu de celle de la lâcheté, c'est au peuple de fixer les normes sociales; l'élite aura l'immense mission, ô combien difficile, de comprendre cela d'abord, d'y baliser le chemin à emprunter ensuite et enfin de veiller à ce que cela se réalise. Des empires puissants ont disparu, entre autres, à cause de l'aveuglement des élites qui, jusqu'au bout, se croyaient protégées et ont refusé d'écouter, de comprendre, de reconnaître et enfin d'agir.