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A qui êtes-vous en train de parler monsieur BHL ?

par Kennouche Tayeb*

Vous tentez de retrouver du mouvement dans un temps qui, pour la plupart des Algériens et certainement pour la majorité des Français, s'est arrêté là où un jour l'histoire le reprendrait sûrement, pour le nettoyer du regard encrassé que vous portez aujourd'hui sur lui.

Je fais partie de la génération de ceux que le colonialisme aurait pu, à cause de toutes les violences indicibles qu'il a exercées sur nos corps comme sur nos esprits, nous conduire à cultiver, sans scrupule aucun, de la haine sinon pour le moins du ressentiment à l'égard de ceux qui comme vous continuent encore de torturer en nous ce que nous avons tenu à conserver d'humain pour trouver l'apaisement dont nous a privé une douloureuse histoire atrocement subie. Ce n'est certainement pas, par votre posture que nous risquons de sortir autrement vivants de ce temps mort que vous avez choisi, par la teneur de votre discours, de ressusciter fantomatique dans le vain souhait de vouloir hanter , notre mémoire qui jamais ne guérira des meurtrissures infligées que nous avons préférées cacher pour donner l'illusion à notre sérénité d'avoir retrouvé le visage du bonheur.

Je vais partie de cette génération, appelée les enfants de la guerre, sur laquelle le colonialisme est passé lourdement armé de ses camions, de ses avions et de ses blindés, sur la fragilité de notre enfance et lui a fait arpenter ses premiers pas sur un destin de vie nullement entrevu par nos aïeux. Nous sommes nombreux à porter en nous des handicaps que jamais vous ne verrez car seuls savent les percevoir ceux qui ont cette intelligence du cœur que vous ne semblez pas posséder. Sinon vous aurez pu soupçonner que personne ne pouvait sortir indemne de cette histoire tellement tourmentée où chacun a du laisser un peu beaucoup de lui-même et de son âme aussi.

Vous auriez pu imaginer aussi que l'invisibilité de tous ces handicaps les rend plus insupportables encore car aucune prothèse n'existe pour les soulager, les réduire ou les atténuer. Le colonialisme que nous avons vécu et que nos parents ont combattu fut pour nous plus qu'une explosion d'une bombe dans laquelle, avec beaucoup d'effort dans d'émotion, vous avez voulu trouver une pitoyable parité pour dédouaner l'entreprise coloniale de ses multiples atrocités. La bombe déposée par Zohra Drif au Milk Bar d'Alger a été amorcée par ce colonialisme qui a exproprié, délesté tant de jeunes de leur jeunesse en les faisant grandir dans des actes bien plus héroïques qu'eux.

La dame respectable que vous avez eu à rencontrer, au cours d'une émission télévisée, et à l'égard de laquelle vous avez eu des propos désobligeants ne ressemble en rien a cette jeune fille, à peine âgée de 19 ans. Elle était timide probablement, peureuse certainement, surement humaine aussi mais décidée néanmoins, en cet après-midi du 26 Janvier 1957, de remplir la mission que son pays confisqué lui avait dictée.

La peur qu'elle avait d'être lâche était, je présume à cet instant, bien plus forte et bien plus grande que celle de mourir. Vouloir aujourd'hui l'entendre exprimer publiquement des regrets pour les dégâts physiques que son action a nécessairement causé est une im-posture où se trouvent être mêlées aussi bien de l'impudeur que de la perfidie. Mise devant cette théâtralisation télévisuelle de la douleur d'autrui, Zohra Drif n'avait aucune raison d'accepter de jouer le rôle de bourreau alors qu'elle fut comme son peuple la première victime durant de longues années de braise et de feu. C'était évident, qu'elle refusât ce procès qui, au cours de l'émission, allait faire d'elle, tout à la fois, la plaie et le couteau.

Cet attentat hélas ! Ne représente malheureusement qu'un grain volatil parmi toutes les belles épines pleines de sève et de vie que la mort, sans relâche, a fauché durant les 132 années de l'Algérie colonisée. Mais pour s'en souvenir il a bien fallu répandre de l'oubli, à la manière d'une trainée de napalm, pour faire disparaitre les traces de tout ce désastre que l'histoire ne saurait un jour nier ou renier. Ne se souvenir que de cette douleur, du reste respectable et respectée, c'est accepter de réveiller toutes celles, innombrables, de ceux qui ont, pourtant, appris à se servir de la mémoire pour permettre à la génération qui est la mienne de rendre vivante en elle la vie combien de fois morte en eux.

Que vous a-t-il couté Monsieur Bernard-Henry-Levy, pour être devenu aujourd'hui si brillant dans la diffusion d'un humanisme, sans tache, d'une blancheur immaculée semblable à la couleur de vos chemises portées ? De quelles pénibles épreuves fut pour vous l'existence pour être devenu si facilement le chantre du respect de la vie ? Nous croyez-nous, vraiment, à ce point, si désinvoltes et si indifférents aux douleurs d'autrui ?

Je fais partie d'une génération meurtrie qui, tout naturellement, éprouve de la compassion pour tous ceux qui ont eu à faire dans la souffrance les mêmes expériences. Comme beaucoup de mes semblables, nous avons appris très tôt à nous identifier aux Indiens tellement nous avions mal de les voir, sur les écrans de cinéma, chassés de leurs terres, pourchassés et même exterminés. Nos souffrances nous ont appris à reconnaitre et à partager, fraternellement, avec autrui, les siennes.

Ma génération aurait pu avoir d'autres rêves que ceux qui lui sont nés de la brisure des chaines. Elle aurait pu connaitre ceux que ses ancêtres faisaient chaque soir dans le silence du feu qui éclairait les tentes paisibles de nos tribus pas encore décimées, pour les continuer. Voila pourquoi il nous est douloureux aujourd'hui de vous voir chercher à nous donner une mauvaise conscience pour les actes que nos ainés ont du entreprendre, la mort dans l'âme, pour se libérer du froid qui a brulé nos champs de blé et nos forets .Ma génération a le devoir de préserver leur mémoire et de défendre leur honneur surtout, quand de manière si peu élégante, vous persistez à nous faire mal aux marques que ces chaines ont laissées indélébiles sur notre peau et profondes dans notre mémoire.

Où peut se trouver la pertinence de vous voir convoquer, avec le confort des mots qui sortent propres et reposés du fleuve tranquille de votre vie, un moment de ce temps, au prétoire de votre blog-idée que vous animez sur les pages de la revue le Point, pour rendre, de façon si légère, plus distantes et plus soupçonneuse encore notre douloureuse proximité ? Ne vous est-il pas arrivé, en tant que brillant philosophe, de vous rappeler que pour devenir indépendants aujourd'hui, nous avons du sortir d'une longue nuit coloniale pour nous retrouver dans la difficulté d'exister, dans la douleur d'être au monde pour avoir été tellement ébranlé dans notre condition d'être.

Nous n'avons pas été seulement déraciné de notre culture, le colonialisme nous a également brisé les ailes pour nous empêcher de nous élever à la hauteur de notre identité pour la re-constituer dans ses morceaux éparpillés, dispersés, émiettés ou tout simplement oubliés par un véritable génocide mémoriel jamais à ce jour dénoncé. Pour quoi ou bien encore pour qui, persistez-vous à mettre au service de cet acharnement stérile votre notoriété qui serait mieux appréciée si au contraire elle devait féconder les rares actions qui sont menées ici et ailleurs pour voir se mondialiser la paix, la concorde et la fraternité entre les peuples ?

Je n'ai aucune raison de vous détester et je ne ressens aucune retenue pour vous avouer que vous lire fut, quelques fois pour moi, un réel plaisir. J'ai, au contraire besoin de votre intelligence pour admettre que si nous devons céder sur les mots on est conduit à céder sur tout.

*Sociologue-Université