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Bulletin d'outre-tombe !

par Aissa Hireche

S'il est pratiquement impossible de savoir pourquoi - et où - cela se passe exactement, il est tout de même très clair que, quelque part, on s'entête à enfoncer le pays. Encore un peu plus à chaque occasion. Encore un tour de vis à chaque élection. Il ne fait pas de doute, certes, que nous soyons tous des humains, mais qui a jamais prétendu que, pour être candidat au parlement, il suffit d'être un être humain ???

Il n'y a pas pire, pour un pays, que de constater après cinquante ans de marche qu'il n'a pas encore bougé de sa place. Et il n'y a pas pire, pour un citoyen, que de se convaincre définitivement de l'inutilité de ses actes. S'il y a une seule chose que l'algérien croit avoir faite et refaite constamment et régulièrement depuis l'indépendance c'est bien le vote. Il a voté par tous les âges. Enfant, puis jeune, puis adulte et même vieillard, il s'est souvent déplacé aux urnes de l'Algérie indépendante pour y jeter ce bulletin auquel il n'a jamais oublié d'agrafer ces souhaits qui ont vieilli avec lui. Il a voté par tous les temps. Par pluie, par neige, par temps incroyablement chaud ou terriblement froid, il s'est souvent donné la peine de se déplacer jusqu'à l'urne pour y glisser cet espoir secret de voir enfin l'Algérie debout, belle et forte comme elle le mérite. Un espoir qu'il se résigne à traîner, en fin de compte, comme un chien fatigué vers sa propre tombe. Comme le mois lunaire qui traverse toutes les saisons, l'algérien a traversé le temps. De fond en comble. Un bulletin à la main. Il a voté, comme on vote partout . Il a aussi voté comme on ne vote nulle part. Pendant plus d'un demi-siècle. Entre deux pénuries de pomme de terre, d'oignon et même de pain, il a accouru aux isoloirs sans trop savoir s'il faut s'y confesser d'avoir trop espéré ou de n'avoir pas suffisamment exprimé le vœu de voir fleurir, enfin un jour, sur la terre d'Algérie, un désir de bien faire les choses. Tout simplement !

Il a accompli son acte de vote dans tous les types de scrutins. Pour élire un maire, pour élire une assemblée locale, pour choisir un président de Wilaya, pour sacrer des députés, pour choisir un Président de la République, et Dieu sait quoi encore? sans oublier que, cinq fois par jour, lors de ses prières, il lève les yeux et?espère qu'enfin arrive le jour où les choses iront normalement.

Il a aussi voté dans tous ses états. En colère contre ceux qui ont tout pris au pays sans rien lui donner, ou pestiférant contre ceux qui ont déraciné tous ses repères ou, encore, entre deux victoires inutiles de l'équipe nationale, il a voté. Dans des urnes vides, dans des urnes pleines, dans des urnes en trop plein, souvent opaques même lorsqu'elles semblent transparentes et toujours en mouvement, même lorsqu'on a l'impression qu'elles sont immobiles? Mais il a voté quand même? Il a voté malgré tout.

Aujourd'hui, à la veille de nouvelles élections, il scrute le temps. Il contemple ce vide qui l'entoure et qui l'habite. Assis face à lui-même, comme il l'a fait la veille de chaque vote, il ferme les yeux pour mieux voir. Il se tait pour mieux parler. Il réfléchit. Il se demande à quoi peuvent bien servir des législatives si ce n'est pour choisir, le temps d'un mandat, à qui confier la lourde charge de réfléchir et de légiférer sur l'avenir du pays et de baliser l'évolution de la société. Il n'a jamais été question d'autre chose. Or, pour ce faire, ce n'est pas la réputation de tel joueur, celle de tel chanteur et encore moins celle de tel danseur qui serait le critère à faire valoir.

Ce n'est pas en tapant dans un ballon ou en jouant une pièce fût-elle-même de Molière ou de Shakespeare qu'on pourrait améliorer le quotidien d'un peuple qui a faim dans un pays riche et qui, plus est, ne trouve plus de pomme de terre, en plein saison de pomme de terre. On ne corrige pas la trajectoire incertaine d'une société fatiguée par les mensonges irresponsables en invoquant des valeurs de Novembre, la chaleur d'Août, les pluies de Septembre ou les vents d'Octobre. Seul le mauvais travail nous a poussés au fond du puits et seul le bon travail nous en sortira?

Alors comment est-ce possible, encore une fois, après cinquante ans de vote, que l'on se retrouve face aux mêmes ? Car même si, par le miracle de la mort uniquement, certains visages ont changé, les comportements sont restés les mêmes. Plus figés que jamais et plus durables que le temps lui-même. Et bien que quelques noms aient disparu, la plupart continuent cependant à occuper notre temps et notre espace. Ils sont là depuis toujours. Avant notre naissance, ils étaient là ; après notre mort, ils continuent à être là. Plus présents que jamais dans le faux. La fausse route les connaît, le faux développement du pays est leur œuvre, les fausses stratégies, cela provient de chez eux, les fausses manœuvres aussi, les faux partis, les faux candidats, la fausse gestion, la fausse présence? et la liste est longue, une vraie liste. Une élection a toujours besoin de trois moments. Celui de sa conception, celui de son exécution et celui de sa caution. Et si le monde a toujours été peu regardant sur les deux premiers moments, il s'accroche de manière incroyablement incompréhensible au troisième. On juge toujours les élections au taux de participation et l'on évalue le succès d'un candidat ou d'un parti aux taux de «oui» obtenu. Ce faisant, on écarte d'un revers de mépris les deux premières étapes qui sont, en réalités beaucoup plus importantes que la troisième car, que l'on veuille ou non, c'est là qu'a lieu l'ancrage de la démocratie de façade. Et c'est de là que tout prend racines.

Les campagnes désolantes et trop basses de la majorité des partis, leurs candidats peu ou pas appropriés du tout pour la plupart d'entre eux, les slogans usés et aux mailles déchirés, les promesses déplacées et insensées de ceux qui n'ont jamais compris à quoi servent des élections législatives, voire des élections tout court, montrent à quel point est faux notre point de départ.

Ce n'est pas l'égalité entre les hommes que nous rejetons, c'est la mauvaise compréhension qu'ont - ou que veulent avoir - certains à propos de cette égalité. Les hommes sont égaux, oui. Mais en quoi ??

Ont-ils tous la même taille ? Ont-ils tous le même poids sur une balance physique ? Ont-ils tous le même tour de vente ? Ont-ils tous les mêmes structures mentales ? Ont-ils tous les mêmes gènes ? Ont-ils tous les mêmes rêves ? Ont-ils tous la même couleur de peau ? Ont-ils tous le même nombre de cheveux ??? Et si c'était cela la conception de l'égalité entre les hommes, pourquoi Dieu n'aurait-il pas crée un seul être finalement ? Non, c'est ailleurs qu'il faut chercher l'égalité entre les hommes. Dans le fait qu'ils soient humains et que, de ce point de vue, ils méritent tous le même respect et la même considération. Ce n'est pas au niveau des aptitudes et des compétences qu'il faut faire croire aux gens que réside cette égalité. C'est malheureusement ce qui a été fait par certains et entretenus par d'autres cinquante ans durant. Et c'est ce qui nous a donné des tonnes d'analphabètes et des amas d'ignorants à la tête de listes lors d'élection dans ce pays.

Si tout le monde ne peut pas être un Ibn Sina, un Pasteur, un El Khawarizmi, un Hubble, un Pelé ou un Mohammed Ali, si l'Egypte n'arrive plus à retrouver des Abdelwahab, des Farid et des Oum Kalthoum, si les poètes arabes n'ont plus El Moutannabi ou Abou Firas El Hamadani et si les musulmans n'ont plus El Ghazali ou Ibn Rochd c'est parce que les hommes n'ont ni les mêmes compétences, ni les mêmes aptitudes. Alors pourquoi chez nous, et uniquement chez nous, on fait tout pour faire croire aux gens que n'importe qui peut être député au Parlement ? Tout un chacun d'entre nous mérite beaucoup de respect certes, et il est permis de croire que ce respect sera d'autant plus grand lorsque chacun de nous reste dans les limites de son métier, c'est-à-dire de sa compétence et de ses aptitudes?

C'est ce genre de choses que l'on se demande aujourd'hui, à quelques pas des prochaines élections. Des élections où, cette fois, l'on n'aura rien à coller au bulletin. L'espoir étant enterré avec nous cinquante ans sous terre avec la conviction définitive que plus rien ne sert à rien sinon à entretenir, au-dessus de notre tête, une mauvaise danse macabre et l'incertitude pour nos enfants.