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La démocratie ne profite pas aux démocrates

par Faycal Sahbi*

Il est des dichotomies qui sont usées par le temps, presque ringardisées. Celle qui opposait le monde réel à son avatar, le monde virtuel, semble dépassée aussi bien par les faits que par la théorie. L'individu, jadis citoyen d'un pays et habitant d'une terre ou sujet d'une autorité, prend ses « clics » et ses claques et va à la conquête de cette plateforme qu'est le Web 2.0, devenant, par là même, acteur dans un système où il est plus aisé de surfer sur la vague tout en tissant sa toile. Et si ce monde que l'on pensait virtuel s'avérait être la plus concrète des contrées ?

Ce qui est convenu d'être d'appelé le Web 2.0 est une évolution d'internet vers plus d'interactivité. Wikipédia (l'exemple-type) nous fournit une première définition de cette expression : l'ensemble des techniques, des fonctionnalités et des usages d'internet qui contribuent à l'échange d'informations entre internautes, créant ainsi un web social, où ces derniers deviennent des acteurs actifs sur la toile.

Le magazine américain Time, en désignant l'ensemble des internautes générant du contenu sur internet, en tant que « personnalité de l'année 2006 », a été l'un des premiers observateurs à avoir mis la lumière sur ce phénomène qui n'en finit pas de susciter le débat. Avec ces médias sociaux et interactifs, c'est un nouveau rapport qui s'instaure entre les citoyens et la chose publique. C'est un espace public formé autour de personnes privées faisant un usage public de tout, et régi par le principe de publicité ? cher au philosophe allemand Jürgen Habermas- par opposition au secret du pouvoir...

On a pu lire cette semaine une actualité pour le moins originale qui nous vient d'Islande : après que le peuple islandais se soit clairement exprimé en donnant une fin de non-recevoir à ceux qui voulaient lui faire porter le chapeau de la faillite financière des banques en 2008, les autorités ont choisi de faire participer l'ensemble des citoyens connectés à travers les réseaux sociaux pour réécrire la constitution. Avec les deux tiers des habitants sur Facebook (la population la plus informatisée au monde), cette forme de démocratie collaborative parait presque « normale » dans ce contexte.

Que dire alors de l'initiative de deux jeunes Marocains, qui ont eu l'idée géniale de soumettre la constitution marocaine au débat sur internet, à travers la mise en ligne d'une véritable plateforme participative ? Le procédé est peut-être trop simpliste : les internautes approuvaient ou non chaque article de la constitution, avec la possibilité d'introduire un commentaire. La nouvelle constitution a fini par être votée, mais cette initiative a mobilisé toute une partie de l'opinion publique marocaine, comme en témoignent les 19 249 participants à ce débat électronique, dont la majorité (76 %) a approuvé le texte, loin des 97,58 % des résultats officiels. Dans un avenir proche, le temps de la démocratie représentative et de la délégation passive semblera révolu, grâce à ce nouveau rapport à la chose publique. Cet avenir commence maintenant. Les internautes détiennent désormais un outil efficace, qui leur permet notamment de fabriquer un autre rapport au politique. Le cyberespace public 2.0, c'est surtout la fin de l'intermédiaire. Ces citoyens, d'un nouveau genre n'attendent plus qu'on leur propose de participer : ils font leur politique, par et pour eux-mêmes. L'Algérien ne s'est pas fait prier pour rejoindre ce nouveau monde, où l'on va ni sur un bateau ni au dos d'un chameau, mais par un simple clic. Ce monde est l'histoire d'hommes et de souris. Cette nouvelle agora est, en Algérie, à la fois le prolongement et la métamorphose d'un espace public « classique » qui n'existe plus, sinon modestement ; un des derniers bastions de la liberté d'expression inconditionnelle et sans frontières, une analogie d'une certaine idée de l'exercice de la démocratie ; et enfin, une promesse d'un avenir meilleur. Ces nouveaux espaces ont, au moins, le mérite de faire valoir la parole du peuple, cette majorité silencieuse. Ou du moins faire entendre leur voix. Chaque commentaire d'un sujet politique sur Facebook sonne comme une sentence et exprime une prise de conscience. Et jamais le verbe «aimer» n'a aussi bien rimé avec conviction et détermination. A défaut d'un « j'aime » convainquant, voici enfin venu le jour où l'on peut voir et lire des «j'aime» convaincus ! Nous sommes de plus en plus nombreux à aller sur internet, non pas dans la simple intention de chercher des informations, mais pour y laisser une information. Cette information est souvent un avis ou un commentaire. On passe souvent plus de temps à éplucher des commentaires sur un site d'information qu'à lire les articles. Les commentaires s'avèrent plus intéressants et significatifs que les articles qu'ils sont censés commenter. Une journée ordinaire d'un e-citoyen Algérien pourrait se résumer, dans la plupart des cas, en un cycle répétitif de tâches et une activité systématique qui consiste à critiquer l'actualité. S'il a un avis sur tout, cet e-citoyen est généralement régi, dans cette activité critique par la même logique dogmatique de son rapport avec les thèmes d'actualité, logique qui détermine également son rapport avec les autres sujets de son monde et les objets de la vie de tous les jours. On retrouve sur internet presque les mêmes schémas d'interaction, entre les acteurs d'un même système, qu'offre le spectacle des rapports humains au sein des groupes sociaux.

L'analyse de cet espace d'échange manifesterait un phénomène, certes pas insolite, mais néanmoins intensifié par la nature de ce médium : une dichotomie entre deux catégories d'internautes, dont la différence se situe surtout dans leurs conceptions respectives du projet de société qu'ils souhaitent. Cela se traduit par deux regards, symétriquement opposés, sur les thèmes proposés par l'actualité. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'avec l'actualité dense de l'année 2011, ils n'ont pas manqué l'occasion de révéler cette différence.

S'il est plus fréquent de parler d'une dichotomie opposant démocrates ou laïques et islamistes (termes génériques et souvent causes d'amalgames), on préfère en utiliser une autre, empruntée au sociologue Algérien Djamel Guerid, lequel, décrivant le processus d'industrialisation de la société algérienne dans les années 1970 puis en examinant les maux de l'université algérienne des années 1990, propose un modèle d'analyse opposant, dans un système, acteurs classiques et acteurs majoritaires.

Dans son excellent essai « L'exception algérienne », D. Guerid revient à ce qu'il voit comme l'origine de la dualité culturelle (et accessoirement linguistique) dans la société algérienne : deux perceptions de l'idée de la résistance : « La résistance-dialogue » et la résistance armée, incarnées respectivement par deux figures de l'Histoire de l'Algérie au début de la colonisation française : Hamdan Khodja et l'Emir Abdelkader. Si tout les deux furent deux noms importants dans l'histoire de la résistance contre le colonialisme, d'autres paramètres les distinguent l'un de l'autre. Le premier fut un aristocrate, fin connaisseur de la civilisation occidentale et polyglotte. Le second, venait d'un milieu rural et fortement imprégné de la culture religieuse et de la langue arabe.

La première moitié du vingtième siècle vit la reproduction de cette dualité qui divisera l'Algérie en deux tendances culturelles différentes, celle des modernistes francophones et celle des conservateurs arabophones. Evidemment, il serait insensé de penser cette séparation comme une muraille étanche entre les deux tendances, mais il serait également absurde de réfuter son existence. La nouvelle ère d'indépendance verra le prolongement de cette dualité, qui s'étendra jusqu'à toucher tous les pans et les aspects de la société algérienne et ses institutions, à commencer par l'université.

L'étudiant « classique », héritier de la tradition moderniste francophone, a été le premier à se manifester sur la scène de l'université algérienne à l'aube de l'indépendance. Mais ce représentant d'une « élite au cœur de la modernité occidentale » a laissé sa place, dès les années 1970, à une autre figure, celle de l'étudiant « majoritaire ». Cela va s'accentuer davantage, puisque l'université des années 2000 a été dans l'impossibilité de reproduire le modèle de l'étudiant classique.

Le cyberespace public algérien 2.0 est, en quelque sorte, un substitut de l'université telle qu'elle devrait être, c'est-à-dire un espace d'échange, tout en prolongeant la dualité culturelle que l'on constate à l'université. Grâce à la visibilité qu'offrent ces médias alternatifs et la facilité d'accès à la parole publique dont dispose « l'internaute majoritaire », celui-ci est plus que jamais présent dans l'espace public, s'affirmant même comme une catégorie majoritaire. Tout comme son aîné, l'étudiant majoritaire, l'internaute majoritaire est plutôt de langue arabe et de culture islamique. Rien d'étonnant donc à ce que les quatre sites algériens les plus visités soient des sites de journaux algériens arabophones. Si le tournant « islamiste » des printemps démocratiques a surpris plus d'un observateur de la chose politique dans les pays arabes, cela n'aurait pas été le cas si l'on avait pris le temps d'observer ce qui se passe dans le cyberespace public 2.0. Ce dernier s'érige désormais comme un vrai baromètre des dynamiques sociales. Nourri par l'actualité, il est quotidiennement terrain de confrontations entre «internautes majoritaires », convaincus ou séduits par le courant islamique, et « internautes classiques », devenus, par la force des choses, une minorité composée de « démocrates », parfois de tendance laïque, qui sont souvent conditionnés par une logique d'opposition plutôt que par des convictions. A l'origine de cette discorde, on peut trouver deux perceptions différentes de la démocratie et de la question de l'accès à l'espace public. Contestant le choix de la majorité, la minorité « démocrate » risque d'être discréditée par son propre discours. Si ce clivage n'annonce, en apparence, rien de nouveau dans une Algérie qui en est habituée, son déplacement à ce cyberespace public 2.0, risque de favoriser enfin une certaine Algérie, l'Algérie profonde, l'Algérie des « majoritaires », au détriment d'une autre Algérie, représentée et fantasmée par beaucoup de ses intellectuels, qui parlaient d'une société qu'ils croyaient connaître. C'est la fin des intermédiaires. Comme quoi la démocratie ne profite pas forcément aux « démocrates » !

*Université d'Oran